Critique – The Lighthouse, de Robert Eggers

On entend parfois dire que l’humanité se raconte les mêmes histoires depuis l’Antiquité. Conteurs, artistes et écrivains sont là pour donner constamment de nouvelles formes à des contenus semblables. Est-ce parce que l’humanité manque d’imagination, ou simplement parce que l’humain, malgré les siècles d’évolution, reste traversé des mêmes obsessions, des mêmes rêves, des mêmes peurs?

Le canevas de base de Lighthouse, second long-métrage de Robert Eggers, est simple: deux marins sont chargés d’entretenir un phare sur une île déserte, et sombrent progressivement dans la folie. Néanmoins, ce canevas contient en lui le germe de toutes les peurs immémoriales que le film va exploiter: peur de l’isolement, peur de l’altérité (comment connaître l’autre, savoir réellement ce qu’il pense, même si on est confiné avec lui pendant des semaines?), peur devant la petitesse de l’homme par rapport aux éléments, peur aussi d’en apprendre trop, comme Icare, ou de défier les dieux, comme Prométhée…

La mise en scène du film participe grandement de ce sentiment d’intemporalité. De prime abord, l’univers visuel du film paraît ostentatoirement daté, avec son cadrage en 4/3 et son noir et blanc brumeux tel qu’on n’en avait pas vu depuis le Vampyr de Dreyer en 1932, tandis que la bande sonore pesante et obsédante nous rappelle qu’on est bel et bien face à un film d’horreur de 2019. Idem pour l’emploi de vedettes comme Robert Pattinson et Willem Dafoe, qu’on fait toutefois jouer comme s’ils étaient dans un film muet. Cette confusion passé/présent dégénère en confusion réel/cauchemar au fur et à mesure que le film avance et que la folie s’installe chez les personnages: les repaires spatio-temporels disparaissent dans un montage elliptique, la frontière du dedans et du dehors s’estompe tandis que la tempête fait rage et menace d’engloutir la maison et le phare, les coulisses d’eau strient l’intérieur comme des rayures de pellicule sur un vieux film… Si The Lighthouse fait peur, il le doit tout autant à l’intelligence de sa mise en scène qu’au talent de ses deux interprètes principaux, qui par moment ont l’air véritablement possédés.

En conclusion, on peut affirmer que Robert Eggers a radicalisé sa démarche: déjà son premier film, The Witch, impressionnait par sa capacité à réveiller de vieilles peurs archaïques pour les placer au service d’une mise en scène sans concession, ce qui faisait que le film apparaissait à la fois comme radicalement nouveau et comme profondément ancré dans un imaginaire connu. C’est d’ailleurs le cas pour d’autres cinéastes du même courant qui continuent à pousser plus leur démarche créatrice: David Robert Mitchell entre It Follows et Under the Silver Lake, Jordan Peele entre Get Out et Us, Ari Aster entre Hereditary et Midsommar… Ainsi qu’on l’a écrit plusieurs fois sur ce blogue, le cinéma d’horreur américain vit véritablement une de ses plus belles périodes.