La première scène de Neruda se déroule dans les toilettes. Plusieurs sénateurs chilien y défilent, tant pour se soulager aux urinoirs que pour s’invectiver violemment entre élus de différents partis. Ce choix de décor inusité nous met aussitôt sur la piste que le film ne sera pas exactement une hagiographie hollywoodienne du poète chilien Pablo Neruda (1904-1973), également sénateur communiste et artiste engagé dans la lutte contre l’impérialisme et l’exploitation des Sud-Américains. Autre indice: la voix-off qui accompagne les images n’est pas celle d’un laudateur du célèbre poète, mais celle d’un policier fasciste qui, dans le récit, aura la tâche de poursuivre un Neruda désormais hors-la-loi pour le mettre en prison.
On pourrait dire du film qu’il est une version déjantée du Conformiste (1970) de Bertolucci, où Jean-Louis Trintignant incarnait également un agent fasciste lancé aux trousses d’un dissident. On y retrouve le même personnage central ambigu et les mêmes inspirations baroques de la mise en scène, surtout visibles dans les couleurs flamboyantes et le montage heurté. Le jeu de Gael Garcia Bernal semble d’ailleurs s’inspirer légèrement de celui de Trintignant, composant comme lui un personnage à la fois maniéré, froid et fragile. Ce qui fait la force de Neruda, c’est son humour irrévérencieux, qui n’épargne ni la gauche ni la droite. La voix-off profite de son omniscience pour contredire Neruda, pour placer l’extrême-gauche face à ses mesquineries, face à ses contradictions de bourgeois prétendant parler au nom des plus pauvres. Cette charge à fond de train se retourne toutefois contre elle-même, d’une part parce qu’elle contribue davantage à humaniser la figure de Neruda (joué avec sobriété et panache par Luis Gnecco) qu’à la rendre détestable, et d’autre part parce que le personnage de Bernal se révèle assez rapidement être un indéniable looser, constamment dépassé par les évènements. Avec tout ça, il est assez difficile de cerner clairement les intentions du réalisateur Pablo Larrain. On peut avancer qu’en mettant face à face deux individus à la fois opposés l’un à l’autre et croulant chacun sous les contradictions, Larrain a cherché à offrir une compréhension plus fine de ce qui peut pousser un homme à adopter un positionnement politique qui semble contraire à ses intérêts, de même qu’à remettre en question les rapports de force qui apparaissent entre un chasseur et sa proie.
Pour conclure, on peut à notre tour questionner le film. En ces heures assez sombres pour l’Amérique latine, qui se trouve (une fois de plus) déstabilisée par les pressions d’une droite capitaliste appuyée par l’impérialisme américain (destitution de Dilma Roussef au Brésil, pénuries et famine orchestrées au Venezuela, référendum volé en Bolivie, et la liste pourrait continuer), quel rôle le cinéma sud-américain peut-il jouer? Sans vouloir faire de populisme, ne devrait-il pas éclairer et mobiliser plutôt que de simplement soulever les paradoxes des uns et des autres? Rappelons-nous que le cinéma latino-américain est plus ou moins né dans les années soixante, avec la guérilla. Pablo Larrain marchera-t-il dans les pas de Glauber Rocha et de Fernando Solanas, ou préconisera-t-il une autre voie, moins militante mais plus nuancée? L’art étant partie prenante, et même vitale, des sociétés humaines, espérons que Larrain et ses compatriotes trouveront la bonne réponse, quelle qu’elle soit.