Critique – Joker, de Todd Phillips

Dès les touts premiers échos de sa réception, on savait que Joker était appelé à être fort différent des autres adaptations cinématographiques centrées sur l’univers de DC Comics. Pas seulement à cause de son triomphe à la Mostra de Venise, où il a obtenu le Lion d’or, mais aussi à cause du parfum de scandale qui l’entourait: aux États-Unis, certains commentateurs craignaient que la sortie du film ne cause une flambée de violence, en raison de la noirceur de l’intrigue et du personnage central. Ces accusations saugrenues, sorties tout droit d’une autre époque et qui sentent le renfermé, ont néanmoins le mérite d’attirer l’attention sur la profonde actualité du film.

N’y allons pas par quatre chemins: Arthur Fleck, le futur Joker, est le prototype du incel. Solitaire, psychotique, sur-médicamenté et abandonné par le système, on découvrira au fil du récit qu’il est également victime de sa propre famille. Véritable souffre-douleur d’un monde froid et impitoyable, Arthur n’aura bientôt plus que la violence pour s’extirper de son cocon et se donner un sentiment de puissance. Les parallèles avec Taxi Driver ont déjà été faits, mais l’univers est différent, et témoigne d’une évolution sociale: car Taxi Driver, c’est encore malgré tout la vieille Amérique. Travis Bickle, personnage principal du film, y émerge du décor comme un aventurier de western, pour découvrir petit à petit qu’il y a une corruption qui doit être nettoyée. Ici, la caméra s’attarde sur le visage de Joaquin Phoenix, alias Arthur. Il est constamment là, tout le champ de la caméra lui appartient, à un point tel que l’univers qui l’entoure devient évanescent, épousant la perception instable d’Arthur. Sa révolte toute narcissique est le produit d’un univers étouffant, où plus rien n’existe en-dehors du moi. « Quand un Japonais craque, il rentre chez lui et se tue. Quand un Américain craque, il sort dehors et tue quelqu’un », disait Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver. Excepté que Travis Bickle pouvait encore prétendre agir au nom du bien commun. Arthur ne peut même plus dire ça. Les manifestants à masques de clowns dont il deviendra l’idôle apparaissent bien vite plus proches d’une secte nihiliste ultra-violente que d’un mouvement social cherchant à réhabiliter les exclus.

C’est parce qu’il met le doigt sur une angoisse bien réelle, surtout aux États-Unis où les tueries de masse s’accumulent depuis maintenant trop longtemps, que Joker a semble-t-il provoqué l’ire des commentateurs bien-pensants qui sont la plaie de notre époque. Mais la question centrale demeure: s’identifie-t-on réellement à Arthur Fleck? Oui et non. Le jeu très intense de Phoenix le rend crédible, mais pas forcément attachant. L’alternance d’attirance et de répulsion joue à plein durant tout le film, un peu comme avec le Alex de Clockwork Orange: bien que les deux soient objectivement des victimes, il reste que la gratuité de leurs actes ne les rend pas sympathiques in fine. Mais alors qu’Alex avait pour lui la culture et le charisme, Arthur n’a que sa souffrance et sa maladie pour émouvoir. Triste époque.

En conclusion, Joker est donc l’inverse d’un film de superhéros. Les angoisses qu’il dépeint ne sont nullement lointaines ou désincarnées, et ne seront pas résolues lorsque le générique défilera. En cela, et aussi pour la grande qualité de sa mise en scène, il mérite un coup d’oeil attentif.