Quelques réflexions sur le cinéma d'horreur américain

Avec son ton habituel, plein d’assurance, le présentateur des nouvelles télévisées relate l’incendie de la Colonie, centre de villégiature située en pleine forêt et offrant des thérapies pour personnes traumatisées. Karen est assise à côté du présentateur, mais ne l’écoute pas vraiment. Son regard est ailleurs. Elle sait que son collègue ne dit pas la vérité. La Colonie, elle en arrive, et elle sait que l’endroit est un repaire de loups-garous. C’est elle qui y a mis le feu, dans l’espoir de débarrasser le monde de ces créatures sanguinaires. Mais certains ont survécu, et l’un d’eux a mordu Karen. La jeune femme se sait condamnée. La caméra effectue sa mise au point sur elle. C’est à son tour de prendre la parole. Mais elle ne lit pas le texte du téléprompteur. Elle a choisi de dire la vérité sur la Colonie. Elle révèle tout sur l’existence secrète des loups-garous, mais elle-même commence à se transformer avant d’avoir pu finir son texte. Devant les caméras, elle est abattue.

Quelle merveilleuse idée de la part des organisateurs de Fantasia et de la Cinémathèque québécoise d’avoir profité du passage à Montréal de Joe Dante pour programmer son classique The Howling, sorti en 1981. La redécouverte de ce film sous-estimé (du moins, en-dehors du cercle des amateurs de films d’horreur) fait naître une série de réflexions sur le cinéma américain de cette glorieuse époque qu’on a appelée New Hollywood.

Offrons-nous un petit rappel historique : à partir des années cinquante, l’industrie cinématographique hollywoodienne traverse une crise majeure. L’arrivée de la télévision a profondément modifié les habitudes de consommation des spectateurs américains (et mondiaux), qui préfèrent désormais rester chez eux plutôt qu’aller au cinéma, ce qui fait plonger les recettes du box-office. Mais ce n’est pas tout : l’Europe, dont la production cinématographique avait été grandement mise à mal par la Seconde guerre mondiale, reprend du poil de la bête. En Angleterre, la Hammer remet à jour le cinéma d’horreur avec un énorme succès public. En France, la Nouvelle vague fait un malheur, et des films comme Les 400 Coups ou À bout de souffle font déborder les salles. En Italie, les grands studios comme Cinecittà recommencent à rouler à plein régime, offrant tant du cinéma populaire d’une grande audace (westerns-spaghetti, péplum, gialli…) que du cinéma d’auteur particulièrement acclamé, tant par le public que par la critique (Fellini, Antonioni, Pasolini…). Cette éclosion d’œuvres et de talents d’une richesse stupéfiante dans les pays d’outre-Atlantique contribue au désarroi des producteurs américains : non seulement l’Europe n’est plus leur chasse-gardée, elle qui l’était de façon quasi-exclusive depuis une décennie, mais en plus certains films parviennent à s’imposer hors de leurs frontières nationales, y compris sur le sol même des États-Unis! (Le cas le plus emblématique étant sans doute celui de l’Italien Sergio Leone, dont les films seront des succès mondiaux.) Bref, les temps sont durs pour les nababs d’autrefois, et la cassure générationnelle qui affecte tout particulièrement la société américaine n’arrange rien, les patriotes conservateurs s’opposant au mouvement hippie et aux militants des droits civiques, notamment sur la question extrêmement clivante de la guerre au Vietnam, qui fait rage depuis 1965. Alors que les années soixante approchent de leur crépuscule, l’industrie, n’ayant plus grand-chose à perdre, se décide à laisser carte blanche à de nouveaux talents. Et alors vient la renaissance : Bonnie and Clyde, The Graduate, Easy Rider… des personnages nouveaux, une atmosphère plus sombre et plus mature, des audaces formelles proches du cinéma européen mais fortement américanisées. Le public revient, conquis par cette vitalité créatrice inespérée. Pendant un (trop court) laps de temps, les auteurs émergents prennent le contrôle de la machine hollywoodienne, les financiers étant tout bonnement incapables de comprendre la raison de leur succès, mais néanmoins contents de voir les coffres se regarnir. C’est cette période bénie que les historiens du cinéma nommeront New Hollywood.

Quand on pense au New Hollywood, on cite généralement des noms comme Hopper, Coppola, Scorsese, De Palma, Forman ou Cimino. Les cinéastes américains ayant œuvré dans le genre horrifique sont généralement mis de côté, bien qu’ayant travaillé à la même époque et dans le même pays. Pourtant, qui niera que George A. Romero a influencé des générations de cinéphiles avec Night of the Living Dead en 1968? Cinéaste intelligent et progressiste, Romero signe des films réalistes, blafards dans leur imagerie et sombres dans leur atmosphère, offrant de splendides allégories sur les maux qui rongent la société américaine : racisme, consumérisme maniaque, conformisme béat. Qui niera la culture d’un Wes Craven, qui a importé un scénario du grand cinéaste suédois Ingmar Bergman en tournant Last House on the Left en 1972? Ce faisant, il décloisonne le cinéma américain, qui n’est plus en dialogue avec lui-même. Qui niera le caractère extrêmement subversif d’un Tobe Hooper, qui, avec Texas Chainsaw Massacre en 1974, enterre définitivement la tradition de l’Ouest américain comme terre d’espérance et de conquêtes, pour dépeindre une Amérique profonde dégénérée, violente et asociale? Tout ces films et ces auteurs ont leur place à part entière au sein du New Hollywood, et le snobisme d’une certaine historiographie du cinéma vis-à-vis des films d’horreur doit cesser.

Dans le cas d’un film comme The Howling, en apparence assez classique dans sa forme, qu’est-ce qui peut bien rappeler le New Hollywood? Sur l’apparition de la modernité dans le cinéma américain, Gilles Deleuze mentionnait la généralisation du complot comme étant une des caractéristiques-clés. Évidemment, Deleuze parlait du complot comme d’un phénomène global qui venait casser la confiance du public envers les représentations médiatiques, et non d’un phénomène localisé : l’existence dans le récit d’une secte de loups-garous évoluant en marge de l’humanité, qui lui sert parfois de bétail, n’est pas suffisante pour rallier The Howling à la forme deleuzienne du complot. Ce qui est beaucoup plus révélateur, c’est la façon dont le film traite la transformation finale, retransmise en direct, de Karen en louve : la mise en scène fait tourner l’évènement à la blague, et le film se clôt sur un groupe d’ivrognes dans un bar qui débattent quant à savoir s’il s’agit d’un trucage ou d’une vraie transformation. Parmi les clients du bar se trouve Marsha, jouée par Elizabeth Brooks, une rescapée de la colonie, qui commande un burger saignant. Non seulement on s’approche, avec cette finale discordante, du complot deleuzien (la gravité de la représentation ne voulant plus rien dire), mais on se rapproche aussi d’un autre élément-clé du New Hollywood, à savoir le pessimisme. Jean-Baptiste Thoret qualifiait le New Hollywood de « cinéma mort-né », en ce sens que dès le début il est tourné vers la déception, vers l’échec, la célèbre réplique de Peter Fonda dans Easy Rider (« We blew it ») faisant figure de prémonition. La pauvre Karen croyait se sacrifier pour faire connaître la vérité au genre humain à propos des loups-garous. Non seulement sa mort s’avère vaine, personne ne semblant au final y porter trop d’attention, mais en plus Marsha est en ville, affamée et prête à faire de nouvelles victimes.

En somme, le New Hollywood était condamné à échouer, et c’est ce qui se passera. Les tournages-monstres d’Apocalypse Now, puis de One from the Heart s’avèreront de véritables gouffres financiers qui acculeront Coppola à la faillite. Mais c’est surtout l’échec retentissant de Heaven’s Gate de Michael Cimino, en 1980, qu’on cite généralement comme le chant du cygne du New Hollywood. La vague « auteuriste » se dissipera et son ressac sera violent : enterré sous les montagnes d’argent amassées par Spielberg et Lucas, qui donneront le coup d’envoi des blockbusters, le premier avec Jaws et le second avec Star Wars, puis définitivement broyé par les muscles hypertrophiés de Stallone et Schwarzenegger, le New Hollywood ne peut que rendre les armes. C’est aussi un signe des temps : si les années soixante étaient celles de l’espoir et de la révolte, et les années soixante-dix celles du doute, de la réflexion et d’une certaine paranoïa, les années quatre-vingt sont celles du retour de l’Amérique sûre d’elle-même et prête à imposer sa volonté sans partage face à une URSS mourante. Les cinéastes trop subtils ou trop pessimistes ne sont plus les bienvenus dans la cité. La déchéance guette également le cinéma d’horreur : avec Halloween, John Carpenter inaugure la vague du slasher, sous-genre qui n’est au fond qu’un retour à un certain puritanisme « vieille Amérique », somme toute très Reaganien, les adolescentes pas assez sages étant massacrées sans états d’âmes par des tueurs interchangeables. Pour citer de nouveau Thoret, ce qui distingue Carpenter des autres maîtres de l’horreur de sa génération, c’est qu’il croit à un mal métaphysique, ce qui l’amène à s’éloigner des conceptions politiques élaborées par Romero ou Hooper. Comme en écho, la suite de The Howling, qui sortira en 1985 et qui ne sera pas réalisée par Joe Dante, laisse totalement de côté le discours social qui aurait pu être initié à partir de la scène finale du premier opus, au profit, ici aussi, d’une conception métaphysique du mal : le frère de Karen, accompagné d’un occultiste joué par Christopher Lee, s’y rend en Transylvanie pour combattre la reine des loups-garous, celle qui est responsable de cet effroyable fléau. Il ne faudrait toutefois pas être trop dur envers Carpenter, qui se rattrapera de fort belle manière avec They Live en 1988, film extrêmement politique développant un discours particulièrement évocateur sur la manipulation médiatique et les réseaux de pouvoir. Ce faisant, il rejoindra in fine le camp des résistants, qui tenteront de perpétuer l’esprit du New Hollywood, comme Romero, Scorsese, De Palma ou Woody Allen.

https://www.youtube.com/watch?v=0SKIcPp-0Nw