Fantasia 2018 – A Rough Draft, de Sergey Mokritskiy

Siegfried Kracauer, un des pères de l’analyse filmique, croyait que les films populaires méritaient davantage d’être étudiés que les films qu’on dit aujourd’hui « d’auteurs ». Pourquoi? Parce qu’ils en diraient davantage sur la société qui les a produits, sur ses valeurs et sur ses obsessions.

 

C’est dans cette optique qu’il nous faut aborder A Rough Draft pour y trouver un intérêt réel. Envisagé sous le seul angle de la qualité cinématographique, le film a un rythme erratique, une intrigue alambiquée et une réalisation qui multiplie les effets de caméra tape-à-l’œil, des défauts bien réels que les superbes décors et costumes et les personnages somme toute attachants ne compensent pas entièrement. Il mérite néanmoins le coup d’œil, parce qu’il nous en dit beaucoup (de façon détournée, bien sûr) sur son pays d’origine, la Russie.

 

Y a-t-il un pays qui soulève davantage les passions que la Russie actuelle? Dépeinte dans nos médias comme une terre sordide, peuplée de hackers professionnels et d’empoisonneurs plus ou moins compétents, et de surcroît dirigée par un autocrate mégalomane qui rêverait de rebâtir l’Union soviétique, la Russie est perpétuellement dans la ligne de mire des politiciens occidentaux, dont on se dit qu’ils n’agiraient pas autrement si leur ambition était de démarrer (si ce n’est déjà fait) une Guerre froide 2.0. C’est dans ce territoire honni que prend place l’histoire de Kirill, un jeune concepteur de jeux vidéos qui découvrent un jour que son identité a été effacée des registres officiels et que ses proches ne le reconnaissent plus. Kirill a été choisi par une mystérieuse organisation pour servir de douanier d’un portail qui donne accès à des versions parallèles de la ville de Moscou. Mais le Russe, s’il est obéissant et travailleur, a la mémoire longue et l’âme mélancolique. C’est ce que nous apprenait déjà Andreï Roublev, le chef-d’œuvre de Tarkovski. C’est ce que redit à sa manière A Rough Draft, où Kirill, bien qu’il s’acquitte sans trop rouspéter de sa nouvelle fonction, ne peut se résoudre à ne plus revoir ses parents et son ancienne petite amie, qu’il va s’évertuer à reconquérir, déclenchant une cascade d’évènements imprévus. Le thème de la mémoire est également présent dans les univers parallèles où Kirill voyage: l’un rappelle la grande époque de l’empire tsariste, l’autre est une version cauchemardesque (mais en même temps très drôle) de la Russie soviétique. Le passé est-il vraiment révolu, ou évolue-t-il simplement en parallèle?

 

Même si nous sommes (redisons-le) loin d’être face à un grand film, la Russie actuelle nous apparaît tout de suite plus compréhensible, plus aimable devant A Rough Draft. Terres de conflits, de chaos et de révolutions, elle n’a rien oublié d’elle-même et c’est pourquoi elle s’acquitte d’être menée d’une main de fer, ce que dit la relation ambigüe qu’entretient Kirill avec ses nouveaux supérieurs. Évidemment un film ne change pas le monde, mais quelques consciences d’éveillées ici et là seront toujours un bel acte de résistance en ces temps de propagande pré-guerrière. Cinéphiles, résistons!