Critique – The Mule, de Clint Eastwood

Clint Eastwood est peut-être bien l’une des dernières authentiques icônes du cinéma américain. À 88 ans, il est déjà l’homme d’une autre époque. Lui qui est devenu une star grâce aux westerns crépusculaires des années soixante et soixante-dix semble désormais surgir, tel l’Homme sans nom qu’il incarnait autrefois, d’une époque révolue mais néanmoins immortelle, d’un passé qui ne passe pas.

The Mule a des allures de retour pour Clint. Certes, sa carrière de réalisateur n’a jamais ralenti, mais comme réalisateur-acteur, il s’agit là de son premier film depuis Gran Torino (2008). Et l’eau a coulé sous les ponts depuis. Si à l’époque Clint pouvait toujours faire régner l’ordre le fusil à la main (ou même à poings nus, lorsque nécessaire), désormais le poids des âges ne lui permet plus que le volant: ici, Clint est Earl Jones, un horticulteur vétéran de la Guerre de Corée, acculé à la faillite et en conflit avec sa famille qu’il a toujours délaissée, qui accepte de convoyer de la drogue pour un cartel mexicain. Avec l’argent amassé, Earl tente de réparer les pots cassés avec les siens, cependant que des agents de la DEA commencent à le rechercher.

Clint le gunfighter surhomme a donc assumé que le temps avait fini par le rattraper. Ce n’est au fond pas très surprenant de la part d’un artiste qui a toujours cherché à apparaître là où on ne l’attendait pas: incarnation de l’Amérique blanche républicaine et patriote, qualifié même de « fasciste » à l’époque de Dirty Harry, Eastwood a néanmoins bâti une œuvre étonnamment sensible et progressiste qui sonne à la fois comme une ode à la virilité « traditionnelle » et comme une recension des tares qu’on lui a associées: critique du colonialisme dans White Hunter, Black Heart (1990), du mythe western dans Unforgiven (1992), de l’homophobie dans Midnight in the Garden of Good and Evil (1997), de la loi du talion dans Mystic River (2003), du machisme dans Million Dollar Baby (2004) et de la propagande de guerre dans Flags of our Fathers (2006). Ici Clint continue à jouer double-jeu, ajoutant une nouvelle faille à son armure, celle du vieillard courbé et ridé, tiraillé entre son attrait pour la dolce vita et l’urgence de se rapprocher de son ex-femme, de sa fille et de sa petite-fille. En même temps, cette vieillesse assumée n’est pas exempte de malice, Clint se permettant quelques pointes envers les jeunes générations, celles qui « ne prennent plus le temps de vivre ».

The Mule est-il un grand film? Non. On a certes connu des intrigues plus originales et des réalisations plus inspirées. Il constitue néanmoins un épilogue intéressant (le dernier?) à l’une des carrières les plus impressionnantes de l’histoire d’Hollywood. En déboulonnant sa propre statue pour découvrir qu’elle restait debout malgré tout, Clint a bel et bien rejoint l’Homme sans nom de ses débuts, et comme lui il vivra à jamais, légende parmi les légendes.