Critique – La chute de l’empire américain, de Denys Arcand

Pas facile de dépeindre, au cinéma, le vide d’une époque. La perte du sens, comblée par le matérialisme le plus obscène, est un problème que l’art ne peut ignorer, mais comment dépeindre la superficialité sans devenir soi-même superficiel? Certains cinéastes contemporains en ont fait leur cheval de bataille. Sofia Coppola, par exemple, en a traité de façon tantôt réussie (Lost in Translation), tantôt ratée (Marie-Antoinette, The Bling Ring). On peut également citer Harmony Korine et son OVNI particulièrement ambigüe, Spring Breakers. Denys Arcand, bien qu’appartenant à une autre génération, peut également être rangés parmi ceux chez qui l’absence de valeurs propre à notre époque raisonne avec le plus d’insistance, d’autant plus que des films comme Le Déclin de l’empire américain ou Jésus de Montréal prouvent que le sujet le taraude depuis longtemps.

 

Pierre-Paul, le personnage central de La chute de l’empire américain,est un doctorant en philosophie réduit à travailler comme livreur qui, un jour, se retrouve témoin d’un hold-up qui finit en bain de sang. Ramassant l’argent abandonné sur place par un braqueur blessé, Pierre-Paul se trouve recherché à la fois par la police et par la mafia.

 

Ainsi qu’écrit plus haut, il existe une sorte de filiation qui va du Déclin à la Chute, en passant par Jésus de Montréal et L’Âge des ténèbres. On y retrouve l’amour bien connu d’Arcand pour les bons mots, avec ses dialogues truffées de références et de citations qui, à défaut de sonner de façon réaliste, peuvent s’avérer tantôt mordants, tantôt propres à faire naître la réflexion dans l’esprit du spectateur. On y retrouve également son goût des castings imposants, avec des résultats toutefois inégaux: si Rémy Girard et Pierre Curzi sont excellents, comme à l’habitude, et si Maripier Morin s’avère une découverte surprenante, Alexandre Landry manque de charisme (bien que le rôle soit partiellement à blâmer, nous y reviendrons) et le choix de Louis Morissette pour incarner un enquêteur laisse dubitatif. Mais plus que de récurrences stylistiques, il faut vraiment parler d’une « progression », mot qui n’est pas à prendre ici dans un sens mélioratif. Les univers dépeints par Arcand sont de plus en plus désespérants, de plus en plus envahis par le vide. Cynisme ou réalisme? La question est difficile à trancher, d’autant plus qu’elle transcende l’œuvre d’Arcand, y compris dans ses premiers documentaires « militants ». Des intellectuels libertins du Déclin, flamboyants à défaut d’être toujours honnêtes, et de Daniel, le comédien idéaliste de Jésus de Montréal, qui avait encore l’audace de chasser les marchands du temple à coups de pied au derrière, on se retrouve ici avec Pierre-Paul, l’intello pleurnichard qui croit que son intelligence supposément supérieure est un frein à sa réussite sociale en ce bas monde. Il n’empêche qu’une fois riche, il n’aura aucun cas de conscience à s’entourer d’une bande hétéroclite à la moralité pas toujours fiable et à se lancer dans des activités illicites. Ce faisant, il rejoint le système qu’il honnit, et le film se termine en queue de poisson, laissant le cinéphile sur ce questionnement: est-ce Arcand qui perd sa substance, ou est-ce notre époque qui est irrécupérable?

 

En conclusion, il nous faut revenir à la case départ. La chute de l’empire américain est-il un film sur le vide, ou alors un film vide? Oscillant entre un pessimisme viscéral et une érudition assumée (qui est au moins amour d’elle-même), le cinéma d’Arcand brouille de plus en plus les frontières. En gros: le pari est là, et qui dit pari dit courage (ce qui est positif, pour le cinéma comme pour la société), mais la nature même du pari empêche d’être sûr qu’il soit réussi. Paradoxe par-dessus paradoxe, il en reviendra à chacun de juger de la qualité du film selon sa sensibilité personnelle. Quant à savoir si le film parviendra à secouer certaines consciences, rien n’est moins sûr.