Critique – Silence, de Martin Scorsese

Martin Scorsese est sans aucun doute un des plus grands cinéastes vivants. Le survol de sa filmographie frappe tout autant par la quantité d’excellents films qui la parsèment que par la diversité des genres qu’elle a traités. C’est d’ailleurs avec un certain sentiment d’injustice qu’on voit son œuvre être fréquemment réduite à ses seuls films de gangsters avec De Niro et Joe Pesci, alors que Scorsese a également mis à profit son incroyable sens du rythme, son aisance dans la direction d’acteurs, son goût prononcé pour le glauque et le tragique et sa mise en scène flamboyante dans des genres aussi diversifiés que la comédie (The King of Comedy, 1983), le film noir (After Hours, 1985), le thriller (Cape Fear, 1991 et Shutter Island, 2010) et le conte pour enfants (Hugo, 2011). Un autre genre où il s’est brillamment illustré est le film religieux, avec The Last Temptation of Christ (1988), qui en son temps avait déclenché une forte polémique dans les milieux catholiques, en raison du fait qu’on y dépeignait un Jésus hésitant, en proie au doute et au remord, magnifiquement interprété par Willem Dafoe. On pourrait dire de Silence, le plus récent opus du maître, qu’il est la suite logique du questionnement entrepris avec Last Temptation.

Le synopsis met en scènes deux jeunes jésuites portugais (Andrew Garfield et Adam Driver), dont l’ancien professeur a disparu quelques années plus tôt lors d’une mission au Japon. Des rumeurs disent que l’homme aurait renié la foi catholique. En terres nippones, missionnaires et chrétiens sont victimes de persécutions terribles. Malgré le péril immense que représente l’entreprise, les deux jeunes jésuites décident de partir pour le Japon pour essayer d’y retrouver leur mentor et d’y prêcher de nouveau la parole du Christ.

Silence est un film dont la progression narrative s’apparente à un chemin de croix. Le personnage d’Andrew Garfield y sera appelé à traverser toute une série de cruelles mésaventures qui mettront à l’épreuve sa foi et l’idée qu’il se faisait de la manière dont un chrétien doit agir. En cela, il refait le parcours du Christ joué par Dafoe près de trente ans auparavant. En effet, le missionnaire est l’émissaire du Christ, donc n’est-il pas étonnant qu’il soit en proie aux mêmes doutes que ce dernier? En tant que missionnaire, il souhaite apporter le secours de la religion aux Japonais, mais ne tarde pas à réaliser que sa présence et l’enseignement qu’il prodigue met ses ouailles en danger de mort, puisque l’inquisition japonaise traque et tue les convertis. Placé devant un tel paradoxe, comment le chrétien peut-il agir? Doit-il chercher à préserver la vie des pauvres humbles en leur refusant l’enseignement divin (tout en risquant ainsi de damner leurs âmes), ou doit-il chercher au contraire à sauver le plus d’âmes possibles (tout en risquant de mener les convertis à la mort)? C’est là le paradoxe d’une religion dont le principal prophète est à la fois homme et fils de dieu, d’une religion qui commande de préserver la vie humaine mais pour qui la véritable justice se trouve dans l’au-delà. Mais il y a davantage que cela : dans son film, Scorsese donne également la parole aux inquisiteurs japonais, pour qui le catholicisme n’est rien de moins qu’une invasion étrangère, qui menace leur mode de vie traditionnel et leur culture. Le christianisme, comme les autres religions monothéistes, a la prétention d’être universel; Silence le met face au caractère problématique de cette prétention.

Scorsese filme ce chemin de croix d’une façon très sobre, du moins si on compare avec ses réalisations antérieures : la caméra est moins mobile, plus discrète, en dépit d’une récurrence des plans filmés du ciel, comme si par moment c’était le point de vue de Dieu que le cinéaste présentait. Cela n’empêche aucunement le film de livrer des moments quasi extatiques, offrant une splendide transcription cinématographique du sentiment de la foi, même aux yeux d’un spectateur non-croyant. Les performances fort expressives des interprètes participent également de ce sentiment d’extase.

En conclusion, Silence est un film exigeant, qui impose au spectateur le lourd poids de ses interrogations mystiques, et ce, sans jamais devenir hermétique ou au contraire trop appuyé, effectuant par le fait-même un impressionnant tour de force. Martin Scorsese ne signe certes pas un divertissement aussi ébouriffant qu’à l’accoutumée, mais les cinéphiles sauront à coup sûr reconnaître ici la marque d’un cinéaste chevronné, plus tout jeune mais toujours en pleine possession de ses moyens.