Rogue One et l’effet « uncanny »

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(***ce texte contient des spoilers***)

Toutes les discussions qui tournent autour de Star Wars suscitent rarement des commentaires très rationnels, notamment parce que l’objet culturel qu’il est devenu depuis 1977 représente souvent, et pour beaucoup de personnes de ma génération, un ou des moments de vie charnières et signifiants, je dirais même hautement cinéphaniques dans mon cas. Ainsi, ce billet prend la forme d’une réflexion très critique sur et autour Rogue One, un film qui travaille fort pour nous convaincre qu’il est un film de Star Wars. Ce billet est un point de vue, celui d’un acafan, mais qui chevauche également celui d’un réalisateur, d’un critique (quand même) et d’un fan. Un fan qui, aussi loin qu’il se rappelle (en 1977 oui !), était fasciné par cet objet hautement kinétique, comme l’était à peu près tous les enfants de sa génération, et qui allait dorénavant être bercée au rythme des cuivres williamesques, au point d’en user les vinyles. Hélas, les temps ont bien changé… Comme le dirait probablement Baudrillard, avec Rogue One la carte vient de précéder le territoire, et les fans, à en juger par la réaction générale, s’en contentent avec une joie étonnamment aveugle, conditionnés par la consommation de produits simulés en série, des simulacres de simulations hyperréalistes, des copies de copies où l’original se perd. Des simulacres qui renient la valeur indicielle du réel originel, dorénavant engouffré et digéré longuement comme le ferait le Sarlac. Or, il semblerait que même Boba Fett peut survivre au Sarlac. Alors, il y a peut-être de l’espoir. Mais ne nous réjouissons pas trop vite.

Rogue One raconte les évènements qui mènent au vol des plans de la Death Star, une arme de destruction massive. L’histoire suit Jyn Erso, dont le père est étroitement impliqué dans la construction de la super-arme. Elle sera donc une alliée clé pour les rebelles. Dans l’ensemble, Rogue One arrive ponctuellement ci et là à nous convaincre qu’il s’agit bien d’une histoire de Star Wars (merci au clins d’oeil souvent inutiles, aux stormtroopers et aux effets sonores pew pew pew!). L’effort déployé pour rester dans l’univers connu tout en proposant un changement de ton aurait pu être un échec complet. Or, l’échec n’est pas complet, car bien qu’une certaine dose de plaisir peut être retirée du dernier opus (un prequel! Appelons un chat un chat),  un inconfort persiste. Le terme uncanny dans le titre du billet réfère directement au concept de l’ « uncanny valley » qui désigne, grosso modo, l’inconfort ressenti lorsqu’on regarde deux représentations d’un même être humain, mais dont l’une est une copie de l’autre, ou une représentation, le double, d’une autre personne non présente (comme ces statues de cire dans les musées, les robots japonais qui imitent l’apparence humaine ou les acteurs décédés ressuscités grâce aux technologies numériques). Le malaise est représenté par la courbe qui chute et qui remonte. Rogue One est au creux de la courbe, une expérience plutôt uncanny, à l’instar de Phantom Menace d’ailleurs. Oui, Rogue One est un cadavre qui se croit vivant, et qui se tue à essayer de nous le prouver. Le malaise uncanny s’applique évidemment aux nombreux passages qui mettent en scène Grand Moff Tarkin, car rappelons-le, Rogue One se déroule peu de temps avant New Hope. Or, on ne peut que décrocher lors de ces moments, soit pour apprécier la résurrection, soit dérangé par l’idée que l’acteur, Peter Cushing, est effectivement mort depuis plusieurs années, et que sa reproduction à l’écran est un simulacre sans l’original! Il s’agit possiblement de la participation la plus extensive d’un acteur décédé recréé en images de synthèse vue au cinéma à l’ère du numérique, une audace qui fera assurément de Rogue One un cas d’école dans les livres d’histoire. Mais dans Rogue One l’étrange malaise s’applique également à sa narration, qui par moment peine à secouer les malaises tant les clins d’œil sont plaqués et nombreux, pas toujours très subtils et souvent mal intégrés. Si par moment on se sent vraiment dans un film de Star Wars, la courbe chute malheureusement sans crier gare dans le territoire uncanny! La bande sonore composée cette fois-ci par Michael Giaccino pourrait en partie en être la cause. Pour ceux dont le style musical classique favorisé par Williams fait partie intégrante de l’ADN de la saga (un style ouvertement inspiré par Stravinsky, Holms et Ravel), et bien la musique de Giaccino ne lève tout simplement pas, sans thèmes marquants, composée de mélodies en courte pointe qui ne font que nous aguicher vers des airs connus sans les terminer. Comme ces musiques libérées de droits qui imitent suffisamment les thèmes célèbres pour susciter un sentiment de familiarité sans qu’on puisse en identifier la source mélodique. Alexandre Desplats devait composer la musique pour ce nouvel opus, mais s’étant, hélas, retiré pour des raisons liées à son horaire, la musique préformatée de Giaccino et quelques passages qui rappellent les violons des derniers Star Trek constituent presque des sacrilèges.

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L’autre sacrilège est l’intégration maladroite du titre qui ne correspond pas à l’esthétique Star Wars. Encore une fois, à trop vouloir se démarquer, Rogue One renie l’esthétique qui l’a vu naître. Il ne s’agit pas ici de résister aux changements, bien au contraire, mais plutôt d’embrasser le changement à partir de codes génériques certes invariables. Cela veut dire: accepter de se faire raconter une histoire différente, avec de nouveaux personnages, de nouveaux dilemmes, une caméra à hauteur d’homme, mais dans un univers qui se définit par l’esthétique distinctive de la saga avec ses codes bien simples qui ne devrait théoriquement pas changer. Par exemple, j’espérais voir la séquence suivante en introduction : « A long time ago, in a galaxy far, far away », ensuite le titre/logo de Star Wars avec le thème, on accepte l’absence du texte déroulant, tilt down in the vastness of space, a ship approaches, puis, des transitions en volet içi et là durant le film, etc. Or, Rogue One n’affiche que la première notice célèbre, et le titre est annoncé plusieurs minutes plus tard dans une police de caractère légèrement différente et sans même la mention Star Wars en petit dans le titre ! Auriez-vous l’impression de regarder un film de James Bond sans la fameuse séquence générique d’introduction, et sans le personnage qui tire vers nous à travers l’iris d’une caméra au son du thème célèbre ? Casino Royale s’est pourtant démarqué même en gardant cette esthétique !

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Maintenant, si Rogue One fonctionne bien pour une majorité de fan, c’est uniquement sur la base d’une hyperdiégèse bien établie et développée depuis 1977 à travers l’Univers Étendu (romans, bandes-dessinées, jeux vidéo, proposant des récits maintenant classés dans la catégorie Légende par Disney). En ce sens, Rogue One alimente le fantasme de la fanfiction chez l’enthousiaste avide de nouvelles aventures entre les épisodes principaux. Or, mis à part l’enthousiasme du fan (même le mien je vous l’assure !), qu’en est-il de la qualité de Rogue One comme œuvre cinématographique, pour ce qu’elle vaut en elle même ? Si l’on regarde la qualité ou non de ses composantes en elles même comme la mise en scène, le scénario, le montage, la musique, Rogue One est juste un film science-fiction très ordinaire qui prend les allures d’un fanfilm très enthousiaste avec du budget! Le scénario nous transporte d’un lieu à l’autre trop rapidement, identifiant chacun de ces lieux par un titre superposé (Wombani, Jedha, Yavin 4, etc.), ce que les précédents films de Star Wars n’avaient jamais fait, pourquoi maintenant ? L’exposition des personnages est maladroite, parce que trop rapide et déconnectée, et donc plutôt ennuyante. Certaines scènes du premier acte auraient pu être coupées, comme celles du pilote capturé sur Jedha qui ralentissent la progression du récit et freinent notre identification à la quête de Jyn. Justement, le récit aurait gagné en fluidité et en clarté s’il s’était concentré seulement sur elle (comme NH l’avait fait avec C3-PO et R2-D2, puis Luke; avec Rey dans TFA), un personnage principal déjà assez mince que même les quelques flashbacks tout aussi inutiles réussissent difficilement à attirer notre empathie pour sa quête, un père qu’elle veut retrouver. Pourquoi est-elle dans une prison de l’Empire au début du film? N’aurait-il pas été plus intéressant, au lieu de s’attarder aux autres personnages, de nous montrer comment Jyn s’est retrouvée emprisonnée, une scène qui l’aurait caractérisée, et qui nous aurait aidés à comprendre sa fougue rebelle? Une règle en scénarisation nous dit que les personnages doivent se définir à travers les actions qu’ils entreprennent. Robert McKee, célèbre auteur de Story (1997), écrit ceci : « True CHARACTER is revealed in the choices a human being makes under pressure – the greater the pressure, the deeper the revelation, the truer the choice to the character’s essential nature. » (writersstore.com). Est-ce que Rogue One n’aurait pas été mieux servi en nous racontant l’histoire du pilote?

The Force Awakens, malgré ses défauts et sa structure trop calquée sur New Hope, a le mérite de nous présenter de nouveaux personnages intéressants, avec des conflits moraux et des choix difficiles devant eux (Kylo Ren, Finn et Rey). Malheureusement, on se fout littéralement de la quête poursuivie par Jyn, le charisme de son actrice, Felicity Jones, n’arrivant pas à la cheville de Daisy Riley, candide et spontanée. Voici la courbe dramatique de ces deux personnages: Rey choisit d’aider BB-8 dans le désert, elle veut rapporter BB-8 aux rebelles avec l’aide de Finn, elle confronte Kylo Ren et prend les moyens pour s’enfuir, et finit par accepter son rôle lors d’un duel contre Kylo Ren. Quant à Jyn dans Rogue One : elle s’enfuit, vit en marge des lois impériales (dont nous ne sommes pas témoins), elle est libérée par les rebelles qui veulent s’en servir pour retrouver son père, l’un des architectes de la Death Star, et elle apprend que Cassian devait en réalité le tuer et non le sauver. Or, elle décide quand même et contre toute attente d’appuyer la cause des rebelles, y allant même d’un discours motivateur au conseil sur Yavin 4 ? Le backstory de Jyn est insuffisant pour justifier cette prise de position soudaine, ce à quoi une scène préemprisonnement aurait pu servir.

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Rogue One est certes composé de plusieurs moments « fan services » littéralement jouissifs, mais ces moments servent davantage à camoufler la minceur des nouveaux personnages, qui doivent malheureusement opérer dans un contexte déjà canonique et connu des fans: le vol des plans de la Death Star et la première victoire de l’Alliance Rebelle contre l’Empire. À vouloir trop exposer ces personnages pour susciter notre empathie, Rogue One oublie qu’il est un film de Star Wars. À trop vouloir se démarquer, et trouver sa propre signature en marge du récit des Skywalker, Rogue One ressemble davantage à un fanfilm ou à un roman de l’univers étendu où les personnages deviennent secondaires, étouffés par le poids de la mythologie dont ils font partie ! Pas étonnant, donc, de constater que la majorité des fans réagissent bien à Rogue One et ses nouveaux personnages, tout simplement parce qu’ils peuvent mieux se les réapproprier, plus facilement s’identifier à eux, peut-être. En effet, Rogue One raconte l’histoire de ceux dont on ne parle jamais, l’histoire du « vrai monde », comme ces soldats anonymes qui sont tombés au front durant les dernières grandes guerres.

Les critiques semblent louanger le film, aveuglés par la nouveauté post TFA, mais sans visiblement comprendre les rouages de son hyperdiégèse (critiques qui vont même jusqu’à considérer Rogue One meilleur que The Force Awakens). Si le dernier simulacre est une expérience qu’il faut saluer, il n’en reste pas moins que Rogue One est un bien mauvais film de science-fiction, moyen tout au plus, hybride et maladroitement rafistolé, victime des « cravateux » de Disney qui croient connaitre SW plus que les fans artisans dévoués à « la cause ». Soulignons à cet égard que les bandes-annonces ont participé à entretenir des attentes en annonçant un film fort d’un point de vue cinématique à l’aide de plans et de répliques qui ne se retrouvent pas du tout dans le film ! Quel était ce film que Gareth Edwards a tourné (avant l’extensive reshoot) ? Son sens du gigantisme présent dans les bandes-annonces, et qui avait fait sa marque dans Godzilla (2014), ne transparait pas dans le montage final. Où est rendu ce plan épique de Jyn Erso qui court devant les gigantesques AT-AT, moment qui encapsule à merveille le rapport de force à l’avantage de l’Empire ? Comme cet autre plan où elle marche sur une passerelle alors qu’un Tie fighter apparait à l’horizon? Cet autre horizon à la Apocalypse Now où quelques Tie fighters se dessinent sur un lever de soleil? Où sont les répliques de Saw Gerrera qui annoncent une Jyn combattante? « What will you do if they catch you? (…) What will you become? » ? On répondra à ces questions que le reshoot en est responsable, peu importe…

Le pire dans tout cela? Je retournerai très certainement revoir Rogue One durant les Fêtes, et probablement quelques fois ! Le pathétique n’a pas de frontière pour le fan assumé. Bien que les deux premiers actes soient littéralement pauvres en péripéties, merci à Alan Tudik pour son interprétation du droïde K2-SO qui les remplit merveilleusement bien (!), l’attente vers le troisième acte vaut quand même le détour ! En effet, le dernier acte sur Scarif renoue avec le plaisir Star Warsien, avec en prime le showdown de notre vilain favori qui s’exécute au rythme de la seule bonne pièce musicale du film ! Par contre, un problème de taille se présente. Le genre de problème que l’on retrouverait dans le fantasme d’un fanfilm. Voir Darth Vader massacrer de sang-froid les rebelles à la fin de Rogue One, littéralement quelques moments avant New Hope, rend la scène d’ouverture de ce dernier plutôt étrange et lente. Pourquoi Vader n’a-t-il pas tout simplement pris sur lui d’affronter les rebelles dans le couloir du Tantive IV ? Dans ce contexte, écouter Rogue One, dont la bataille finale prend des proportions épiques comme on l’avait vu dans ROTJ, et ensuite NH, plutôt intimiste et minimaliste, l’un à la suite de l’autre, risque de rendre ce dernier opus plutôt déconnecté. À vos risques, car il faut admettre qu’un sentiment uncanny traverse Rogue One du début à la fin, particulièrement durant les nombreuses apparitions de Grand Moff Tarkin (recréé en CGI), et de la jeune Carrie Fisher en princesse Léia à la toute fin (également en CGI!). Comme diraient les Anglais, awkwardRogue One est la preuve que Lucasfilm est encore à la recherche du bon ton pour l’anthologie Star Wars Story. Il ne serait pas étonnant que des modifications soient apportées au film pour sa sortie Blu-Ray, en espérant un montage du réalisateur (ce qui semble fort peu probable!).