Fan ou fanatique?

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L’article intitulé « Fandom is Broken » écrit par Devin Faraci sur le site Birth.Movie.Death a beaucoup fait réagir sur la toile, générant une série de réponses sur plusieurs autres sites traitant de la culture geek et populaire (moviepilot, comicbookresources, thegeekiary, entre autres). La problématique qu’il soulève est intéressante, car elle met en relief les conséquences d’une démocratisation soudaine des moyens d’expression médiatique et ses dérapages. Avec l’usage de plus en plus répandu d’Internet dans le monde moderne, tout le monde peut avoir sa propre tribune, et rendre publique son opinion. Les dernières semaines furent assez fertiles en articles sur le « fandom rage », particulièrement avec la sortie prochaine de Ghosbusters et la révélation comme quoi Captain America serait un agent double d’Hydra (sacrilège!). L’article de Faraci sur le site Birth.Movie.Death se penche sur la manière avec laquelle les fans réagissent souvent de manière impulsive et agressive sur les réseaux sociaux, y allant parfois de troublantes menaces de mort adressées directement aux créateurs. Les réseaux sociaux représentent un exutoire de choix pour ceux que l’on appelle maintenant des trolls, c’est-à-dire ceux qui cherchent volontairement à provoquer en laissant des commentaires souvent vulgaires, impertinents, offensants et souvent anonymes. Ainsi, les fans un peu plus caractériels envahissent donc Facebook et Twitter pour trop souvent exprimer leurs mécontentements de manière aussi maladroite que dérangeante. Ce comportement frôle, par moment, étrangement le fanatisme.

Afin d’ajouter à la discussion, je me suis dit qu’une distinction entre le fan et le fanatique s’impose. Les connotations entre les mots fan et fanatique divergent, que ce soit dans la langue de Shakespeare ou de Molière. Et lorsqu’on fait l’étymologie des termes, les traces de notre rapport au religieux ne sont jamais bien loin. Moi qui aie allègrement puisé dans le terroir lexical des sciences de la religion par le passé, je peux vous dire que notre rapport de consommateur avec les objets provenant de la culture populaire, ainsi que nos relations avec ceux-ci qui nous incitent ou non à nous les réapproprier, se rapproche énormément du comportement de l’homme religieux que nous perpétuons depuis des millénaires. Or, ce comportement se trouve aujourd’hui, dans certaines sociétés modernes, désincarné de l’institution religieuse. Il est donc un peu normal que l’on retrouve quelques/plusieurs brebis égarées en manque d’attention sur la toile. On s’entend alors, le troll a de fortes chances de se retrouver dans la dernière catégorie, celle du fanatique impulsif.

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Voici donc l’étymologie en question : le mot fan est l’abréviation du mot anglais fanatic, qui lui même tire ses origines du latin « fanaticus » et « fanum ». D’après le dictionnaire de la langue française d’Émile Littré, « fanum » désigne le temple, un lieu consacré. « Fanaticus », un dérivé de « fanum », signifie les personnes inspirées et en délire. L’observation des deux termes anglais fan et fanatic nous force à faire la distinction suivante : bien qu’ils soient de même racine, ces deux termes demeurent sémantiquement distincts. Le dictionnaire anglais Oxford définit le fan comme suit : « a person who has a strong interest in or admiration for a particular sport, art form, or famous person ». Et fanatic : « a person filled with excessive and single-minded zeal, especially for an extreme religious or political cause ». Dans le discours populaire, le mot fanatic peut également signifier, toujours selon le dictionnaire Oxford, une personne « with an obsessive interest in and enthousiasm for a particular activity ». Mais selon Jenkins, le gourou moderne des études sur les fans, la connotation généralement attribuée à ces termes, malgré les nuances sémantiques, est malheureusement, et très souvent, indissociable de l’idée qu’on se fait d’une personne qui « vénère excessivement » : « I think the meaning of ‘fanaticus’ surrounded fans as a scandalous category from the very beginnning, (…) the connotation of excessive worship is still stuck to ‘fan’ in a certain way » (2006, p. 17). Pourtant, l’analogie entre le fan et le religieux est, d’un point de vue strictement étymologique, légitime. Le fan exprime ses intérêts de manière peu commune. Cependant, il faut faire la différence entre la structure comportementale du croyant religieux typique, celui qui exprime une foi inébranlable pour sa religion – j’entends ici la religion comme une institution – et le fan qui exprime une passion pour un film, une série télé ou un jeu vidéo. Aussi, le fan auquel je fais référence est bien différent du fanaticus religieux mentionné plus tôt. Le fan s’empare des textes dont il s’éprend, mais sans leur accorder une valeur de vérité comme le fanaticus (ou, par exemple, l’adepte du créationnisme – notamment parce que ce dernier refuse de remettre en question la véracité de la Genèse). Jenkins souligne : « As a religion you bring back in this notion of literal belief, and it implies that fans are unable to separate fiction from reality, or that they supposedly act on the text as if it were literally true » (2006, p. 17). Ce n’est pas le cas de la majorité des fans, heureusement, qui est bel et bien consciente du statut fictionnel des récits qu’elle consomme. Or, certains attribuent à ces fictions une valeur de vérité idéologique tellement forte, que leur réaction à la moindre entorse narrative de celles-ci peut littéralement leur faire perdre la carte, basculer alors de fan… à fanatique. Faraci le souligne bien en citant ce militaire, un marine américain, qui explique sa réaction troublante aux derniers développements du personnage Captain America dans la dernière série des comics. Apparemment, Cap était un agent double d’Hydra tout ce temps, ce qui viendrait sérieusement contredire, continue-t-il d’argumenter, les valeurs profondes qui ont fondé le personnage créé durant la 2ème Guerre mondiale en réaction au nazisme. À tel point qu’il menace littéralement sur Twitter un éditeur chez Marvel:

So, thanks to you two I will be throwing away my Moral Code, and become The Monster, that people feared I might become, that I myself feared I would become. I will use every resource at my disposal, every avenue that I can to locate and track you down. I WILL find you eventually, and I WILL kill you in the most painful way possible that I can think of.

Pour y aller d’une comparaison un peu extrême, c’est un peu comme si, du jour au lendemain, on apprenait à la communauté de chrétiens que Jésus avait finalement été envoyé sur Terre par Satan, et non par Dieu. Imaginez le tollé, et le bouleversement de valeurs que cela provoquerait!

Le fanfanatique est un loup solitaire, comme ces terroristes qui frappent de manière impromptue, mais sur la toile uniquement; un fan plus ou moins organisé qui se sent envahi d’une mission de propagande haineuse et qui prend les créateurs pour cibles. Ce n’est pourtant pas d’hier que les fans s’insurgent contre le sort réservé à leurs héros favoris. Comme Faraci le souligne également, en 1893 l’auteur de Sherlock Holmes fut inondé de lettres de ses fans suite à la mort du héros. La différence, aujourd’hui, est que les réactions sont beaucoup plus vives parce qu’instantanées et impulsives, pratiquement en direct sans délai de réflexion. Mais au début du cinéma, les producteurs étaient également envahis de courriers par les fans, qui voulaient connaitre les noms des acteurs de leurs films favoris. Effectivement, à une certaine époque du cinéma muet, les noms des acteurs n’étaient pas inscrits au générique! Avec le recul, cette démarche des fans fut plutôt bénéfique pour le cinéma. De manière générale, les fans s’expriment de manière vive oui, affirmée, mais sans menaces! Ajoutons également que le pourcentage des fans qui élèvent la voix sur les réseaux sociaux est minime. Combien de fans ont apprécié, dans une certaine mesure, la conclusion de la série de jeux Mass Effect? Probablement une majorité. On ne le saura jamais.

Dans notre monde de plus en plus sécularisé, le temple de la culture populaire a remplacé le temple religieux. Faraci, l’auteur de l’article cité en introduction, se souvient de son professeur de religion qui semblait avoir prédit ce dérapage idéologique :

He used to have us bring in quotes from pop culture that could be applied to religion because he wanted us to understand how pervasive religion was to people a thousand years ago, as pervasive as music or movies are to us today. He believed that the future would see people no longer killing each other over interpretations of God but over bands (this was like 1990, so the idea that anybody would still care that much about rock was reasonable yet). I think he was on the right track when it comes to the way pop culture has replaced other things that used to give us meaning, (…)

Qui serait donc ce fan non-fanatique? Je le définirais comme un spectateur (ou joueur, ou lecteur), simple consommateur ou spécialiste d’un objet culturel précis (venant de la culture populaire), qui s’engage de manière saine dans des activités répétitives de consommation culturelle, d’interprétation textuelle intensive et/ou d’engagement social dans le cadre de son fandom ou seul. Évidemment, les choix qu’il effectuera, c’est-à-dire ceux de s’engager émotionnellement avec tel ou tel objet médiatique, sont indissociables de ses compétences spectatorielles, génériques ainsi que de ses goûts et affinités – difficilement discutables ici sans tomber dans les questions liées au jugement et au goût. Comme le note Jenkins : « Fans have chosen these media products from the total range of available texts precisely because they seem to hold special potential as vehicles for expressing the fans’ pre-existing social commitments and cultural interests » (1992, p. 34). Le fan typique – entendons-nous – possède une certaine connaissance, parfois encyclopédique, de l’objet affectionné. Il maîtrise les codes et les références et possède également une culture élargie lui permettant de réfléchir sur la portée et les corrélations sociétales suscitées par l’objet. Jenkins écrivait en conclusion de son ouvrage canonique : « Fans are often people who are overeducated for their jobs, whose intellectual skills are not challenged by their professional lives » (p. 282). Cela ne concerne pas tous les types de fans, apparemment… C’est à se demander si on ne devrait pas interdire l’Internet à certains individus, un peu comme on castrerait un pédophile récidiviste incapable de réguler ses propres montées d’hormones…

Sources
FARACI, Devin. « Fandom is Broken », Birth.Movies.Death, consulté le 6 juin 2016 <http://birthmoviesdeath.com/2016/05/30/fandom-is-broken>
JENKINS, Henry. Textual Poachers, Television Fans & Participatory Culture, Routledge, New York, 1992.
JENKINS, Henry. Fans, Bloggers, and Gamers, Exploring Participatory Culture, New York University Press, New York, 2006.