3 raisons d’aimer Game of Thrones

game-of-thrones-poster_85627-1920x1200

Dès sa première diffusion en 2011, la série américaine Game of Thrones, produite par HBO et adaptée de la série de livres éponyme de George R.R. Martin, est rapidement devenue un phénomène culte, qui n’a cessé de s’amplifier par la suite. De nombreux prix et de grosses cotes d’écoute en ont couronné le succès. Le texte qui suit est l’œuvre d’un fan, et il tentera de cerner ce qui fait de Game of Thrones une œuvre hors-norme qui rend ses lettres de noblesse au genre de la fantasy. L’exhaustivité étant difficilement envisageable vue la richesse de l’objet en présence, cette brève analyse se concentrera (comme son titre l’indique) sur trois points précis.

1) Une fantasy (enfin) adulte.

Le genre de la fantasy (que certains traduisent par « médiéval-fantastique ») a produit énormément d’œuvres populaires au cours de la dernière décennie. Tirant ses principales sources d’inspiration de la mythologie nordique et de l’univers des contes de fées, il a pour canon la trilogie livresque Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien, que Peter Jackson a porté à l’écran au début des années 2000. Sans avoir à trop s’épancher sur ce qu’est la fantasy, on peut d’emblée affirmer que Game of Thrones amène le genre ailleurs par rapport à son illustre prédécesseur, essentiellement sur deux points.

Premièrement, Lord of the Rings présentait des personnages schématiques œuvrant dans un univers hautement manichéen, pour ne pas dire carrément raciste: les bons peuples (elfes, nains, hobbits et hommes) devant faire échec au Seigneur des ténèbres (Sauron) guidant les mauvais peuples (orques, trolls et autres laideurs) pour faire main-basse sur le monde (la Terre du Milieu). Les différents personnages de l’histoire venaient se mouler à cette dynamique en fonction de leur « race » (l’elfe étant du côté du bien, l’orque du côté du mal, l’homme d’un côté ou de l’autre selon son degré de faiblesse). Ce syntagme général varie assez peu dans d’autres œuvres-phares du genre au cinéma, comme Dark Crystal (Jim Henson & Frank Oz, 1982) ou Legend (Ridley Scott, 1985). Il est en revanche totalement malmené dans Game of Thrones, où on note tout d’abord un recours beaucoup moins fréquent aux créatures fantastiques. Pour une fois, le comportement des divers protagonistes (et ils sont nombreux) n’est pas seulement mû par l’appartenance à une race ou à un clan, mais bien par un enchevêtrement de valeurs (pour les plus honnêtes) et d’intérêts personnels (pour les plus vénaux). Ce parti-pris permet un scénario qui multiplie les retournements de situation et brouille les cartes: c’est Jorah Mormont jouant les informateurs chez Daenerys avant de retourner sa veste lorsqu’il en tombe amoureux; c’est Theon Greyjoy trahissant sa famille adoptive pour rejoindre les guerriers des îles de fer; c’est Roose Bolton qui poignarde Robb Stark pour faire main-basse sur le Nord; c’est la sorcière Melisandre qui, après l’avoir saoulé de belles paroles, abandonne Stannis face aux troupes de Ramsay Snow; c’est Petyr Baelish qui intrigue; c’est Tyrion Lannister qui est trimballé de lieu en lieu en cherchant à qui prêter allégeance.

Deuxièmement, Game of Thrones marque le retour en grandes pompes de tout ce que Lord of the Rings et d’autres cherchaient à refouler, à savoir la violence (surtout celle qui s’exerce au détriment des bons et des faibles) et le sexe. Ce penchant a valu des railleries à la série (« It’s not porn, it’s HBO » et autres blagues sur le nombre de morts qu’amène chaque saison). Pourtant, ce n’est pas de racolage dont il est question ici. D’une part, cette présence prononcée du sexe et de la violence permet de mettre en place un cadre beaucoup plus mature et crédible que d’autres univers se réclamant de la fantasy, et, d’autre part, elle permet une encore plus grande complexité de l’intrigue et des personnages, certains d’entre eux vouant leur vie (ou devant leur chute) à leurs penchants sadiques ou à leur amour de la chair. Cela constitue une vraie nouveauté: rappelons, en guise d’exemple, que le tout premier épisode se concluait sur Jaime Lannister balançant le petit Bran Stark par la fenêtre d’une tour après que le jeune garçon l’ait surpris en pleine relation adultère et incestueuse avec sa sœur Cersei. Gageons que Walt Disney a dû se retourner dans sa tombe.

Pour clore ce point, certains ont dit que George R. R. Martin était le Tolkien américain. Or, à l’analyse de son univers, on peut se demander si cette appellation est vraiment appropriée. Et ce n’est aucunement une insulte envers le travail de Martin. 

2) De la variété des personnages féminins.

Le premier point revenait, entre autres, sur la complexité des personnages qui composent l’univers de Game of Thrones. Cette complexité affecte leurs motivations, leurs actes et la manière (changeante) dont le public les perçoit. Si le fait d’avoir droit à des vrais personnages plutôt qu’à des stéréotypes est rafraîchissant en soi, il en est un aspect sur lequel on se doit d’insister plus particulièrement: la variété et la qualité des personnages féminins.

Il faut rappeler que, traditionnellement, la place de la femme dans le cinéma d’action a été celle d’un objet, et non d’un sujet (ceux qui s’intéressent à la question peuvent consulter les travaux de Laura Mulvey, notamment). Cette situation s’est globalement améliorée à partir des années soixante-dix, la femme pouvant désormais être une « battante » au même titre que l’homme, excepté que le cadre du cinéma d’action reste souvent assez misogyne: fréquemment l’héroïne de films d’action, bien que forte, est aussi hyper-sexualisée (c’est ce qu’on voit entre autres dans les films de Robert Rodriguez et dans nombre de jeux vidéo). Pour le dire clairement: les producteurs d’Hollywood sont ouverts à ce que l’actrice de films d’action puissent battre les hommes, mais à condition qu’elle ait un joli cul et qu’elle le montre.

Sur cet aspect, Game of Thrones dépasse tout autant les œuvres d’hier que celles d’aujourd’hui. Les personnages féminins s’y imposent par leur variété de types (certaines sont hautement masculinisées, comme Brienne ou Arya, d’autres très féminines comme Margaery Tyrell) et de caractères (certaines cruelles et effrontées comme Cersei Lannister, d’autres douces et soumises comme Sansa). Elles ont néanmoins toutes un point commun: une incroyable force intérieure, qui leur permet d’endurer les pires sévices, et, pour au moins une partie d’entre elles, de se défendre férocement, par l’épée (Brienne, Ygritte…) ou par la ruse (Catlyn Stark, Olenna Tyrell…).

3) Le retour du micro.

Ainsi qu’il a été dit dans la première partie, les œuvres se revendiquant de la fantasy affichent assez souvent un schéma narratif semblable, où un puissant méchant cherche à détruire l’univers ou à en prendre le contrôle. Scénario apocalyptique qui finit par devenir lassant par manque de crédibilité, et ce, pour la simple et bonne raison qu’on ne peut le rattacher à quoi que ce soit d’équivalent dans notre univers à nous. Or, dans Game of Thrones, ce schéma est bien présent, mais de manière beaucoup plus relâché. En effet, l’armée des White Walkers, qui descend des sauvages contrées nordiques de Westeros pour aller détruire le monde des humains, s’inscrit entièrement dans le cliché du genre, excepté que le récit de sa progression n’occupe somme toute que peu de temps à l’écran. D’ailleurs, au bout de cinq saisons complètes, cette dite armée n’a toujours pas atteint le Mur (qui sépare la portion « sauvage » de la portion « civilisée » de Westeros), et demeure une menace inconnue par la majorité des personnages de la série. Les autres intrigues qui s’entrelacent (soit, sur le continent, la Guerre des cinq rois pour le contrôle du Trône de fer, et, à l’extérieur, celle de Daenerys Targuaryen tentant de revenir à Westeros pour reconquérir sa couronne) reçoivent un traitement à peu près équivalent bien que, d’un point de vue global, elles peuvent sembler moins pertinentes. On touche ici à ce qui fait de Game of Thrones une série télé véritablement marquante, poignante et innovatrice: le fait qu’elle porte davantage l’attention sur le micro, sur le détail, plutôt que sur le macro, le portrait d’ensemble (ce que le médium télévisuel permet certes mieux que le cinéma). Le spectateur n’est pas porté par l’angoisse de voir des hardes de monstres déferler sur un énième univers médiéval-fantastique, il est porté par l’affection (ou la hargne) qu’il voue à certains personnages, et les artisans de la série semblent l’avoir entièrement compris. C’est pourquoi davantage de temps est accordé à nous montrer ces personnages évoluer dans leurs microcosmes respectifs plutôt qu’à les projeter d’emblée dans une situation totalisante qui ne manquerait pas de venir relativiser leurs différences.

Pour clore ce troisième et dernier point, voici un exemple particulièrement marquant (du moins, il l’a été pour l’auteur de ces lignes), qui se présente toutefois comme une scène assez insignifiante. Elle se situe à la fin de la saison quatre, lorsque Tyrion Lannister attend, dans sa cellule, le duel à mort qui va décider si oui ou non il sera condamné pour le meurtre de son neveu, le roi Joffrey. Son frère Jaime est venu lui rendre visite. À ce moment, Tyrion raconte un souvenir d’enfance à propos d’un de leurs cousins, qui souffrait d’un retard mental, et qui passait la totalité de ses journées à écraser des insectes. L’histoire que Tyrion raconte n’a pas vraiment de fin, ni de sens, mais on sent qu’elle le trouble énormément, parce qu’elle lui paraît absurde: pourquoi passer ses journées à écraser des insectes? La réalisation apporte un soin particulier à ce monologue (lourdeur du plan-séquence, jeu habité de Peter Dinklage alias Tyrion) qui, dans la progression de l’intrigue, n’amène rien. Il s’agit pourtant d’un des plus beaux moments de la série, puisqu’il résume en un éclair (et avec une remarquable économie de moyens) tout ce qu’il y a de poignant dans Game of Thrones, à savoir la cruauté d’un univers où les êtres les plus démunis, les plus sans-défenses sont irrémédiablement broyés comme des insectes. Ici, le micro n’a pas seulement triomphé du macro; il est devenu le macro.

 

Il y aurait sans doute beaucoup d’autres choses à écrire sur cet extraordinaire morceau de la culture populaire qu’est Game of Thrones, d’autant plus que d’autres saisons sont à venir. Une chose semble toutefois bien établie: peu d’œuvres actuelles s’inscrivant dans un « genre » établi (ici, la fantasy) peuvent se vanter d’amener un tel vent de nouveauté, de faire preuve d’une telle indépendance par rapport aux clichés en vigueur. Ne serait-ce que pour cette raison, Game of Thrones est probablement appelé à rester un objet-culte pour encore longtemps.