Game(r): Une réputation en jeu

Game(r), produit par Attraction Images et Couronne Nord, réalisé par Patrice Laliberté, coscénarisé par  Charles Dionne et Patrice Laliberté

On le sait, les modes de production, de diffusion et de réception des médias se modifient actuellement sous l’impulsion du numérique, notamment en abaissant les coûts de production d’émissions ou de séries télévisées. Cette nouvelle réalité a comme corollaire de briser l’hégémonie du petit écran comme principal, voire seul, canal de diffusion, et d’engendrer de nouvelles habitudes de visionnement, à premier titre une disponibilité sous le signe de l’ubiquité et de l’instantanéité.

La culture québécoise s’étant depuis toujours démarquée par son amour du petit écran, surtout par la quantité et qualité de ses téléromans, on peut observer une adaptation rapide face à ces changements, notamment par l’entremise du Fonds indépendant de production (FIP) qui finance depuis 2010 des séries de fiction pour le Web et en a, à ce jour, produit une trentaine.

L’une des plus récente est Game(r), œuvre de fiction où l’on suit une adolescente de 17 ans qui rêve de devenir une « cyberathlète »[1], c’est-à-dire une professionnelle de e-sport. Justine, dont le nom de clavier est Just1ce, est très douée au jeu Counter-Strike : Global Offensive, actuellement l’un des plus populaires titres de jeu de tir à la première personne et favorisant les affrontements en ligne à cinq contre cinq. Lors du premier épisode, elle délaisse l’équipe formée par ses compagnons de classe après avoir été invitée à se joindre à une nouvelle formation professionnelle, les Wendigo, en vue d’un événement majeur qui aura lieu dans quelques mois. La jeune prodige doit donc composer entre les attentes de ses parents, ses responsabilités scolaires, sa vie sociale et ses aspirations de joueuse.

Hormis ce canevas narratif de récit sportif plutôt convenu, Game(r) est donc une série qui aborde un certain changement, tant par son thème (le jeu vidéo professionnel) que sa forme (la websérie)

Le pari est un peu risqué, en ceci que les esports sont encore dans les premières étapes de leur processus de reconnaissance et de légitimation. L’époque, pas si lointaine, des rendez-vous dans des lieux anonymes pour une compétition en réseau local, des prix en argent pour les tournois majeurs couvrant à peine les frais de déplacements, est maintenant révolue; les professionnels peuvent vivre de leur activité vidéoludique à temps plein, les commanditaires suivent tranquillement le pas et la croissance en popularité des jeux vidéo ne peut qu’augurer un avenir radieux à la compétition de haut niveau en ce domaine, puisque les amateurs de plus en plus nombreux de certains genres de jeux peuvent potentiellement se convertir en spectateurs. Il devait paraître farfelu il y a un siècle d’imaginer un jour où les joueurs de baseball pourraient devenir millionnaires et évoluer dans des stades devant des dizaines de milliers de spectateurs, et pourtant…Il semble de plus en plus évident que le esport atteindra un statut similaire (mais peut-être pas de la même échelle) au cours de la prochaine décennie.

Il n’en demeure pas moins que la popularisation du esport fait encore face à un obstacle de taille, à savoir trouver une manière de diffuser des matchs qui serait captivante pour les néophytes. On connaît la proverbiale difficulté de la part des incultes du hockey à suivre le déplacement de la rondelle à l’écran; ce n’est rien en comparaison du rythme frénétique d’un affrontement vidéoludique. Dans le cas du genre au cœur de Game(r), le FPS shooter, afin de suivre l’action, il est préférable de d’être au fait de certains aspects techniques comme la configuration spatiale des arènes de jeu, les choix d’armement des protagonistes et les tactiques d’équipe, mais il est essentiel de minimalement connaître l’emplacement de certaines informations dans le Heads-Up Display, à savoir l’interface visuel présent dans l’écran de base du joueur, afin d’identifier le protagoniste, ses ressources, le pointage de la partie et l’évolution du match. Le montage de l’action obligeant à passer d’un écran de joueur à l’autre très rapidement, il devient très difficile pour les néophytes de s’orienter dans ce flux visuel effréné.

À ce chapitre, Game(r) ne fait pas beaucoup de concessions envers son auditoire et s’adresse davantage à un public d’initiés. Les expressions liées au esport employées par les personnages sont mises en contexte mais de manière très expéditive, et les scènes de jeu ne prennent pas toujours avantage du potentiel du machinima, technique de production de film consistant en la production de séquences d’animations filmiques enregistrées dans un environnement 3D en temps réel à l’aide d’un moteur de jeu vidéo[2]. Les scènes qui en font usage pour montrer les Wendigo en action rendent intelligible leurs exploits, mais plus souvent qu’autrement, on a droit à la traditionnelle perspective à la première personne de l’écran des joueurs. Ceci a l’avantage de présenter, de manière directe et sans fards, ce en quoi consiste les performances des joueurs lors des compétitions; ce point de vue est en mesure d’impressionner tant les amateurs qui peuvent prendre acte du talent exhibé par les joueurs professionnels que les spectateurs découvrant l’acuité visuelle et la vitesse de réaction hallucinante des gamers de haut niveau, similaire à l’expérience de regarder un tour de piste depuis le cockpit d’un pilote de formule 1.

Si apprécier les performances des joueurs peut s’avérer exigeant lors de l’écoute de la série, il y a moins d’efforts à faire du côté du récit, qui reprend pratiquement tous les poncifs du drame sportif : l’impatience du prodige piétinant dans un niveau de compétition inférieur, la découverte par un mentor, la courbe d’apprentissage – présentée ici non pas sous la forme du classique montage d’entraînement mais incarnée en une scène d’entraînement fastidieux, l’intégration à une équipe dont au moins un des membres sert de soupape humoristique, la difficile conciliation travail-famille-vie sociale, la rivalité avec des némésis dans le camp adverse mais aussi des coéquipiers mal intentionnés, les discours grandiloquents de l’entraîneur, le match crucial du dernier acte. Game(r) ne touche à aucun des éléments de cette recette mais y suppléé un ingrédient, rajoutant un degré de difficulté à la quête de la protagoniste en faisant d’elle une femme. Sans trop insister sur cet aspect, la série démontre bien combien le milieu du jeu vidéo, et de la compétition mixte, est encore encrassée par la misogynie[3].

Sur le plan cinématographique, Game(r) n’a rien à envier à une série télévisée traditionnelle. À l’exception de quelques performances plus figées, les acteurs s’acquittent admirablement des textes bien sentis et naturels fournis par les scénaristes; Élizabeth Adam est particulièrement convaincante dans son rôle de femme entre deux époques de sa vie et Guillaume Cyr, très charismatique comme gérant de l’équipe. On sent tout de même à quelques occasions les limites budgétaires de la production : les cadrages de la direction photo sont très resserrés et les plans de foule des derniers épisodes parviennent mal à masquer l’absence de figurants.

C’est probablement dans la longueur de la série que les limites du projet se font le plus ressentir; les huit épisodes, d’une durée totale d’environ 70 minutes, ne laissent pas de place aux temps morts et au développements ancillaires, et le « souci d’efficacité » du scénario laisse sur sa faim, jamais autant que lors de la conclusion aussi abrupte qu’expéditive. La nécessité de faire avancer les choses aussi rapidement crée également un problème de véracité; en faisant passer la protagoniste du statut d’amateur douée à professionnelle en seulement quelques mois, la série fait l’impasse sur le cheminement long et l’investissement de temps énorme habituellement requis afin d’accéder aux rangs professionnels. C’est limite mensonger de donner à croire qu’une personne devant mener de front ses études secondaires et sa pratique du jeu vidéo puisse autant exceller dans ces deux domaines; bien que ce raccourci soit probablement prescrite par une économie narrative plutôt que le fait d’une intention malveillante, cela et passe sous silence les sacrifices et la solitude auxquels sont contraints les esportifs professionnels.

En visionnant la série, de manière inattendue, je me suis surpris à me découvrir une forme d’engagement émotif envers ce que la série cherchait à faire, tant pour ce qui est de la légitimation du esport que pour celle de la série Web. Me paraît ici pertinent de mentionner que j’ai également pris part – de manière tertiaire – à une pareille démarche d’acquisition de reconnaissance culturelle, dans mon cas en œuvrant au rayonnement de la bande dessinée. Je peux donc sympathiser avec le « combat » mené sur deux fronts par les artisans de la série. Je salue d’une certaine manière leur refus de l’approche missionnaire, par laquelle ils auraient cherché à faire l’éducation d’un plus large public, en optant plutôt pour une œuvre qui présente le esport tel qu’il est (à quelques exagérations et raccourcis près). La meilleure manière de se faire prendre au sérieux est de se prendre au sérieux soi-même, et en ceci, Game(r) fait porter la nécessité de comprendre ce qui est représenté à l’écran au public. De ce côté, le pari est réussi.

Cependant, la série tire très peu avantage de son format court et de sa présence sur le Web, dans la mesure où il aurait été possible de mettre bout à bout les huit épisodes et d’en faire un long-métrage sans en affecter grandement la réception. Or, on pourrait difficilement reprocher à Game(r) de ne pas prendre appui sur de quelconques particularités de la série Web puisque celles-ci sont encore à explorer. Il est un peu étonnant que la série n’ait pas mis en place une stratégie transmédiatique conséquente, puisque cette approche est de plus en plus courante pour les séries télévisées « régulières ». Il pourrait être intéressant à l’avenir que ces séries natives au numériques exploitent les possibilités d’interactivités inhérentes à leur support informatique, par exemple en proposant un récit multilinéaire invitant aux visionnements répétés — une stratégie de prolongement du plaisir que les jeux vidéo emploient depuis quelques années déjà — ou en inventant des trouvailles formelles encore insoupçonnées.

Ainsi, d’une certaine manière, Game(r) a un pied dans le passé et un dans le futur. Dans le passé, puisque la série est en quelque sorte une version miniature de ce qui pourrait avoir été diffusé sans complications techniques à la télévision, et dont la présence sur le Web s’explique principalement par son sujet « marginal ». Dans le futur, parce qu’elle assume que le esport est déjà advenu et a acquis la notoriété suffisante pour faire l’objet d’une série de fiction, brûlant un peu les étapes en ne prenant pas soin d’en profiter pour initier les néophytes aux bases du jeu de tir à la première personne. Ces anachronismes ne sont pas des problèmes inhérents à la série en elle-même et dévoilent surtout le statut un peu ingrat dans lesquels se trouvent ces deux phénomènes. Or, dans l’ensemble, si mon visionnement de la série s’est effectuée avec une certaine nervosité (en raison de ma sympathie souterraine envers le projet), la finale s’est accompagnée chez moi d’un sentiment de soulagement.

[1] En vérité, ce terme ayant toutes les apparences d’une oxymore, introduit en 1997 par Angle Munoz, promoteur du circuit Cyberathlete Professional League, est depuis tombé en désuétude.

[2] Pour en apprendre davantage sur cette pratique, se référer à http://nt2.uqam.ca/fr/dossiers-thematiques/machinima

[3]Ce qui avait été tristement démontré il y a quelques années par les aspects plus sombres de l’épisode Gamergate, abordée ici : http://urbania.ca/5431/editorial-gamergate-urbania-et-vous/