Entrevue avec Éric Piccoli et Félix Rose, réalisateurs du film Yes

Félix Brassard. Dans votre film, j’ai eu le sentiment d’un certain décalage entre, d’une part, les réactions plutôt hostiles qu’ont les Écossais envers la démarche artistique de Simon Beaudry (son art de rue, notamment), réactions hostiles qui souvent semblent aussi s’appliquer à la cause indépendantiste en elle-même, et, d’autre part, les espoirs que conservent Beaudry et Samuel Bergeron tout au long du film et leur sincère déception lorsque le référendum s’avère perdant. Selon vous, qu’est-ce qui explique ce sentiment de décalage?

Félix Rose. Le fait que Samuel et Simon y croyaient est explicable, parce que les sondages indiquaient que les deux camps étaient à égalité au moment du référendum. Aussi, l’hostilité vient du fait que la démarche de Simon repose sur l’identité, tandis que la campagne du « Yes » reposait uniquement sur le politique. Le mot d’ordre du côté des dirigeants du « Yes » était : on ne fait pas référence aux symboles identitaires. Donc sa démarche était en confrontation, surtout pour les gens du « Yes », mais dans la population en général, c’était assez bien reçu. Les gens étaient curieux, ils venaient poser des questions à Simon. Même la réaction des autorités nous a surpris.

Éric Piccoli. Je pense que, là où l’art de Beaudry dérangeait, comme par exemple lorsqu’il confrontait des gens du « No », c’est quand sa démarche frôlait le militantisme. Par exemple, lorsqu’il écrivait des Yes avec du tape, c’est évident que les gens y voyaient un message politique. Lui-même se faisait donc remettre en question à l’effet que son travail relevait de la publicité et non de l’art. Le travail de Beaudry est constamment à cheval entre quelque chose de très beau, de très « artistique », dont le sens est parfois difficile à saisir, et quelque chose de parfaitement identifiable à un parti-pris politique.

FB. Peut-être est-ce dû à son passé de publicitaire?

FR. Évidemment, on se pose toujours la question en regardant le film : est-ce de l’art ou de la publicité? Dans une scène du film, par exemple, des représentants des autorités viennent voir Simon en lui demandant de ne pas faire de publicité ailleurs que sur les murs, et Simon répond que, pour lui, c’est de l’art et non de la pub.

EP. Par ailleurs, ceux qui voient le film maintenant savent que le référendum a été perdant. Nous-mêmes, lors des cinq derniers jours que nous avons passés là-bas, et même si l’effervescence n’était pas aussi grande que ce qu’on peut voir en Catalogne, ou que ce qu’on a pu voir ici lors des marches étudiantes de 2012, nous pensions que ce n’était pas si utopiques d’y croire. Les Écossais ont plus de retenue, c’est leur côté « nordique », leur côté scandinave. À force de voyager au quatre de coins du pays, nous avons croisé des gens qui y croyaient beaucoup, et ça a forcément influencé notre jugement. Nous, on l’a pris comme une défaite, et le spectateur qui connait d’avance le résultat peut être surpris de ça.

FR. Aussi, il faut dire qu’au Québec les indépendantistes s’affichent beaucoup plus. Dans les rues, tu vas croiser davantage de gens qui s’affichent pour le « oui » que pour le « non ».

FB. Et c’est sans doute valable pour toutes les causes, d’ailleurs. Ceux qui sont dans une posture revendicatrice auront toujours davantage tendance à s’affirmer.

FR. Sur le terrain, on avait donc le sentiment que le « Yes » gagnerait, et ce sentiment était conforté par les sondages. Comme le dit Éric, les Écossais ne sont pas d’un caractère très passionné. Une chose qui nous a marqués, c’est que, le soir du référendum, les Québécois semblaient beaucoup plus affectés que les Écossais par le résultat, alors que ces derniers militaient pour le « Yes » depuis deux, trois ans.

FB. Je me rappelle qu’en 2014, il y avait une soirée organisée au Petit Medley où on pouvait suivre les résultats du référendum sur des télés. Chaque fois qu’un comté votait « No », on huait.

EP. Tu as dû huer souvent! (Rires)

FR. Surtout que la soirée électorale était d’une lourdeur! Ici, les soirées électorales prennent l’allure d’un spectacle, là-bas c’est long et aride.

EP. Aussi, les commentateurs de la BBC étaient clairement contre l’indépendance. Ça se sentait. Ici, les médias vont au moins tenter de se donner les apparences de la neutralité en invitant des gens au point de vue opposé.

FR. Les Écossais du « Yes » avaient vraiment l’impression d’avoir les médias contre eux, c’est quelque chose qu’on entendait souvent.

FB. Autre question : comment avez-vous rencontré vos deux protagonistes (Simon Beaudry et Samuel Bergeron)?

FR. Samuel Bergeron avait une page Facebook qui s’intitulait Un Québécois en Écosse. Comme nous voulions faire un film sur le référendum écossais, nous l’avons contacté et nous sommes allés le rencontrer quelques mois avant le tournage, en Écosse. Nous lui avons demandé de participer au projet. Au départ, il ne devait pas être jumelé à Simon Beaudry : le projet original était de faire un portrait d’un journaliste qui s’appelle Robert McKenzie, qui est un Québécois d’origine écossaise. On trouvait cela intéressant parce qu’il avait couvert les deux référendums québécois pour le compte du Toronto Star, et qu’il était censé allé en Écosse couvrir la campagne référendaire. McKenzie est une figure importante du journalisme, c’est à lui qu’on doit l’apparition du terme Révolution tranquille au début des années soixante. Le but original était donc de jumeler deux indépendantistes, un vieux et un jeune. Malheureusement, pour des raisons personnelles, Robert McKenzie n’a pas pu se rendre en Écosse. Nous nous sommes donc retrouvés un mois avant le tournage, sans sujet.

EP. Et moi, dans le passé, j’avais fait une série de science-fiction dans lequel le Québec était indépendant, et je voulais un drapeau « futuriste ». J’avais donc utilisé l’unilys créé par Simon Beaudry, qui est un drapeau québécois où la croix a été retirée par garder seulement la fleur de lys (Note de transcription : l’unilys apparait à plusieurs reprises dans Yes). C’est comme ça que j’ai rencontré Simon, parce que je travaillais un peu dans la publicité et lui était directeur de création. Début 2014, quand on préparait le voyage en Écosse, Simon en a entendu parler et nous a proposé de venir filmer ses œuvres. Je me suis alors dit qu’on possédait un sujet incroyable, parce que Simon est à la fois un publicitaire et un artiste, qu’il est donc perpétuellement en contradiction, et qu’il allait provoquer des réactions. Il nous avait dit qu’il ne voulait pas être le sujet du film, parce qu’il avait peur qu’on cherche à le ridiculiser. Bien sûr, ce n’était pas notre intention : nous trouvions que sa démarche, de par son ambiguïté, représentait bien les questions que se posaient les Québécois. On y trouvait beaucoup de paradoxes, des éléments très humains. Sa quête va apparaître ridicule à certaines personnes et noble à d’autres, mais il y a quelque de vraiment honnête dans ce qu’il fait. Il ose, et c’est très inspirant pour la caméra. Le gros défi était de jumeler Simon et Sam.

FR. Au début, nous avions peur que ce duo ne fonctionne pas. Ils viennent de deux mondes complètement différents, Samuel est étudiant à Glasgow et travaille comme actuaire. Mais il a vraiment embarqué dans la démarche de Beaudry, il y a participé même, et il en est devenu un élément très important. Nous, on trouvait intéressant d’avoir deux indépendantistes très différents : Samuel est un indépendantiste « civique », centré sur la politique et l’axe gauche-droite, tandis que Simon est davantage interpellé par l’aspect identitaire.

FB. C’était donc beaucoup plus qu’une solution de rechange. Votre projet prenait carrément une autre tangente un mois avant le tournage.

FR. Oui, c’était devenu complètement différent. Comme dit Éric, on ne courait pas après les Écossais, c’est eux qui venaient vers nous. Un élément important de notre projet a été le couchsurfing : nous n’avons pas couché une seule nuit à l’hôtel, nous dormions chez des Écossais, et cela créait des interactions.

FB. Pour prendre le pouls de la population, il n’y a sans doute pas mieux.

EP. On a rencontré des gens pro-« Yes » et d’autres qui étaient beaucoup moins convaincus.

FR. D’ailleurs, j’aimerais faire remarquer que dans le film il n’y a aucun politicien. C’est un film qui parle de la population, et c’était très important pour nous.

FB. Cela m’amène vers un autre sujet. On a dit plus tôt que la frontière est parfois mince entre l’art et la revendication. J’ai personnellement trouvé que votre film était plutôt neutre par rapport aux idéologies, que c’était les individus qui vous intéressaient. La caméra est « chaleureuse », on sent que vous aimez les gens que vous filmez. Était-ce un choix conscient de vous intéresser davantage aux individus qu’aux idées?

FR. Moi et Éric venons tous deux du monde de la fiction. C’est sûr que ça nous influence. À la fin du tournage, nous avions une trentaine d’heures de matériel filmé. Au montage, nous avons voulu construire le film comme une fiction : un personnage clair, avec une quête claire, des embûches, des bons coups et des mauvais, et une fin en forme de résolution. Nous nous sommes beaucoup inspirés des codes de la fiction, et nous avons misé sur les personnages, les rencontres que nous avions faites. Beaucoup de gens ne se sont pas retrouvés dans le film, pour plusieurs raisons. Nous avons gardé ceux qui apportaient une certaine « couleur ». Je ne pense pas que personne ait l’air fou dans le film, même s’il est assez clair que les réalisateurs que nous sommes prennent position pour le « Yes ». Reste que des gens pour le « No » que nous avons rencontrés étaient très pertinents.

FB. Effectivement, votre film aurait pu être beaucoup plus biaisé. Vous laissez les tenants de l’autre camp s’exprimer et vous ne cherchez pas à les ridiculiser.

EP. Le but est de parler aux gens. Les gens doivent s’identifier. Je ne crois pas aux films politiques, je crois qu’il y a des réalisateurs politisés. Nous sommes des cinéastes qui ont des opinions, mais faire un film qui ne parlerait que de politique, cela m’apparait austère, ça devient un pamphlet, et c’est là que la ligne devient mince entre l’art et la partisannerie. Nous on laisse les personnages parler. Apprendre sur l’autre et sur sa position, sa réflexion, cela donne davantage de munitions aux tenants des deux camps, et ainsi un discours se crée dans le film. Et même si on avait voulu faire un film seulement politique, on connait l’enjeu du débat et sa résolution, donc ça aurait revenu à créer un faux suspense. Si tu fais un film sur deux boxeurs qui vont se battre, mais que dès le début du film tu connais celui qui gagne, tu ne peux pas construire ton intrigue uniquement sur la montée de la confrontation, tu dois trouver un élément secondaire, et c’est la même chose dans notre film. L’important, c’est Beaudry, et ce que lui et Samuel apprennent à travers l’Écosse.

FR. En entendant les arguments des deux camps, en questionnant pourquoi ils votent de telle ou telle manière, c’était important pour nous de rendre justice à toutes les personnes qu’on a rencontrées. Je ne pense pas que personne paraisse mal dans le film.

FB. De mémoire, pas vraiment. Peut-être à la limite les deux filles qui arrachent les collages de Simon.

EP. Mais en même temps, si j’étais au Québec et qu’un Écossais venait faire du grabuge sur un café de ma ville, sûrement que c’est comme ça que je réagirais. Je lui dirais : qui es-tu pour faire ça? Rendu là, on fait attention à ne pas manquer de respect à ses personnes-là et à leur opinion.

FR. Il y a tout de même un côté provoquant dans le fait de faire des œuvres dans l’espace public comme Simon le fait. Il fallait aussi s’attendre à ce qu’il y ait des réactions négatives.

EP. Provoquant et étrange, aussi. On se disait : comment on réagirait s’il y avait un référendum au Québec et qu’un Écossais débarquait déguisé en coureur des bois, qu’il baragouinait le français et qu’il écrivait des Oui sur les murs. Aiderait-t-il vraiment notre cause? On l’a dit à Simon, et il a essayé d’ajuster son art en devenant moins « voyant », en surveillant son image et en étant plus conscient. Même Samuel au début trouvait ça intense. (Rires) Mais comme Simon le disait lui-même, les gens voient ça davantage comme un étrange symbole, avec le casque, le tartan, le drapeau, cela débouche sur un drôle de militantisme et les gens deviennent confus.

FB. On en revient encore à la question de la tension entre art et publicité. Peut-être est-ce une façon de tasser la publicité en brouillant le message.

FR. La publicité, c’est souvent un message assez clair, tandis que les œuvres de Beaudry n’en ont pas toujours un. Quand il répondait à un message par un autre, c’était clair, mais quand il enroulait une statue avec du ruban, les gens ne faisaient pas forcément le lien avec la cause indépendantiste. Ils trouvaient cela intéressant, mais le message leur échappait.

FB. On peut donc dire que votre film laissait une place importante à l’improvisation.

EP. Tout était improvisé. L’intention était de faire du cinéma direct. On avait pensé à certaines villes, dont Shetland parce qu’on nous avait dit que la laine des ceintures fléchées venait de là, et donc on l’a suggéré à Simon, mais c’était sa décision d’y aller.

FB. D’ailleurs, au début du film, on pense que le voyage à Shetland va être le fil conducteur du récit, une sorte d’eldorado vers lequel on se rue, alors que finalement c’est un élément parmi d’autre, il a son importance mais n’est pas tout le film.

EP. Lorsque Simon fait sa performance à Shetland avec les moutons, il atteint ce qu’il voulait faire. Après la conclusion du film peut arriver, mais il reste que chaque personne rencontrée entretemps était importante. La caméra tournait pratiquement tout le temps. On voulait capter Simon sur le vif, filmer les rencontres improbables.

FR. C’était épuisant. Même en arrivant chez les gens qui nous hébergeaient, la caméra tournait (on les avait préparés, bien sûr). Les gens ont été très généreux. Moi et Éric nous aimons beaucoup le cinéma direct québécois (Pierre Perrault, etc.) et ça peut nous arriver de provoquer des évènements, mais on ne dirigeait pas Simon.

EP. On pouvait guider Sam en le poussant à questionner la démarche de Simon, pour avoir accès aux réponses, mais c’était toujours honnête, c’était en fonction de ses réactions à lui. Le but était de « mousser » un peu le contenu pour qu’il sorte et qu’on arrive à chercher les questionnements autant chez Sam que chez Simon.

FR. Sam nous permettait d’avoir accès à la pensée de Simon. On voulait éviter que Simon parle toujours directement à la caméra. En ayant Sam pour le remettre en question, cela créait un duo et c’était beaucoup plus intéressant.

FB. Comment avez-vous procédé pour le montage?

FR. Ça a été long. (Rires) On a écouté tout le matériel en prenant des notes. Le montage a duré six mois. Nous avons d’abord fait un rough cut qui durait près de trois heures (Note de transcription : le film final dure 1h20). Là, on a décidé ce qui fonctionnait dans le cadre de l’histoire qu’on voulait raconter. Beaucoup de scènes étaient intéressantes mais ne fonctionnaient pas dans ce cadre. Par exemple, à la fin du voyage on a passé trois jours avec des Québécois du Réseau Québec-Monde, mais nous avons coupé ces scènes parce que c’est les Écossais que nous voulions montrer. On voulait que ça se termine avec Shetland. D’autres décisions de ce genre ont dû être prises au montage. Shetland permettait d’avoir un guide au travers duquel on faisait des rencontres. Ce n’était pas très évident au tournage, mais au montage nous avons voulu construire autour de Shetland. Pour être honnête, Shetland n’arrivait même pas à la fin du voyage lorsque nous élaborions le projet, elle arrivait un peu avant, mais on a fait en sorte au montage de la placer à la fin car c’était le summum de la démarche de Beaudry.

EP. Ça ne faisait aucun sens après Shetland de recommencer à montrer des villes. On sautait donc de Shetland aux résultats du référendum. On a fait le montage à deux, mais la « colonne vertébrale » est principalement l’œuvre de Félix, qui a plus d’expérience que moi en documentaire. Pour ma part je trouvais cela ardu, mais j’ai beaucoup appris.

FR. On se complétait bien. Ma force est la structure, la force d’Éric est le côté artistique. Il a l’œil pour les belles images, et un sens du rythme et de la direction musicale.

FB. Tout à l’heure, vous avez fait référence au cinéma direct québécois. Pour ma part j’ai trouvé que la filiation était là, d’ailleurs je l’ai soulignée dans ma critique. Vous faites ce que Pierre Perrault faisait : mettre un individu charismatique (ici, Simon Beaudry) dans une situation précise, et observer ce qui se passe.

EP. D’ailleurs, Simon avait peur de devenir comme Stéphane-Albert dans La bête lumineuse. (Rires) Il ne voulait pas être un bouc émissaire. Je lui ai juré que ce ne serait pas le cas. Évidemment, en tant qu’artiste qui fait des performances publiques, il allait créer des réactions, quand bien même il n’y aurait pas eu de caméra.

FR. Aussi, il est normal qu’il y ait un clash entre la vision que Simon avait de lui-même et celle que le film projette. À la première version, il trouvait ça dur, mais il nous a fait confiance.

EP. Simon se voyait davantage punk. Il aurait aimé qu’on mette du NOFX ou du Vulgaires Machins. (Rires) Nous on voyait davantage le côté ludique. Il y a quelque chose de « mignon » dans sa démarche, même si elle peut être lourde de sens. C’est un peu la même chose qu’on peut voir dans des films indie américains comme Little Miss Sunshine, un espèce de côté ridicule mais tellement riche, parce que tellement humain. La scène du début, avec lui en quadri porteur avec sa chemise et son casque à panache d’orignal qui récite des phrases politiques creuses, j’espère que les gens vont trouver ça beau plus que ridicule, même si on ne peut pas s’empêcher de rire. Ce n’est pas rock n’roll, c’est beau.

FB. En-dehors du cinéma direct québécois, quelles sont vos influences cinématographiques?

FR. Justement, nous aimons beaucoup le cinéma indie américain : Little Miss Sunshine, Captain Fantastic, King of Kong, Finders Keepers… Ce ne sont pas des films « à thèmes », et nous, nous voulions raconter l’histoire de l’Écosse à travers un personnage. C’est plus près d’un portrait, c’est ludique, c’est divertissant pour le spectateur. On espère ratisser plus large qu’un public de convaincus, aller chercher des gens qui s’intéressent à l’art, à la politique, peut-être présenter le film dans des écoles.  Faire des films qui font réfléchir les gens, mais sans qu’ils aient l’impression qu’on leur enfonce un propos dans la gorge.

FB. Avez-vous vu le film d’Alexandre Chartrand, Le peuple interdit? (Film sur le mouvement indépendantiste catalan.)

FR. Oui, au niveau des thématiques c’est très semblable (à Yes), mais au niveau de la forme c’est complètement différent.

EP. Alexandre Chartrand a fait un très beau film. Yes, c’est la combinaison de nos forces à moi et à Félix. Peut-être que si j’avais fait le film seul, il aurait eu le côté plus sombre d’Alex Chartrand. Son film présente des moments vaporeux, un peu oniriques, qui sont très agréables. Il a fait un film vraiment intéressant qui réussit à prendre position sans qu’on ait l’impression de regarder un pamphlet. C’est une sorte d’invitation à suivre un moment historique, et ça je trouve ça assez agréable. Et il y a des moments de cinéma dans son film qui sont vraiment impressionnants, entre autres la fin.

FR. C’est un beau film. C’est drôle parce qu’on avait rencontré Alexandre juste avant le tournage. Les deux films se sont faits en même temps, à peu près, et c’est beau de voir la différence entre l’Écosse et la Catalogne. En Catalogne les gens manifestaient dans la rue, ils étaient nombreux, ils étaient passionnés, tandis qu’en Écosse c’était beaucoup plus froid. Juste pour te donner un exemple, la manifestation la veille du référendum se tenait à Édimbourg, et les gens ne marchaient pas dans la rue! Ils marchaient sur le trottoir et ils arrêtaient aux feux rouges! On était loin de la Catalogne! (Rires)

EP. Nous on sortait tout de même du conflit étudiant qui s’était tenu un an et demi plus tôt. La manifestation ce soir-là en Écosse, c’était une soirée normale au Québec! On se retrouvait donc avec un drôle de sentiment en tant que Québécois, on se disait : est-ce vraiment comme ça que vous voulez votre pays, en marchant tranquillement dans la rue?

FB. En même temps, on peut s’entendre qu’un gars comme Simon Beaudry, en Catalogne, il aurait passé davantage inaperçu. (Rires) Sans doute qu’en étant là (en Écosse), il secouait certaines torpeurs.

EP. C’est ça. En même temps, les comparaisons entre le Québec et la Catalogne, à mes yeux, me semblent plus éloignées qu’entre le Québec et l’Écosse. Nous subissons tous les deux l’oppression d’un gouvernement britannique, avec l’image de la Reine, avec le sentiment de culpabilité de briser une grande famille en réalisant l’indépendance. Ils (les fédéralistes) jouent sur les mêmes choses. Ce qui était vraiment difficile, personnellement, c’était de voir à quel point les Écossais se laissaient niaiser par ces arguments-là. Je les trouvais lâches, comme je nous ai trouvé lâches d’avoir abandonné (la cause nationale). Des référendums sur des propositions de pays, il y en a eu cent-cinquante, seulement une poignée ont dit non et nous, nous avons dit non deux fois. C’est bâtard, pas à peu près. Mais nous, on est en Amérique du Nord, eux sont en Europe du nord, se séparer ne leur apparaît pas aussi vitale que, par exemple, une île du Pacifique qui se détacherait de la France, ceux-là (les habitants de cette île) ont une identité claire et se demande pourquoi la France les régirait alors qu’elle est si loin. Nous, nous sommes collés sur nos voisins.

FR. Je pense que ce qu’il est important de comprendre, c’est que la campagne du « No » était très semblable à celle des fédéralistes québécois (de 1995), tandis que la campagne du « Yes » était très différente de celle des souverainiste québécois. La campagne du « No » jouait sur les mêmes arguments de peur : les fonds de pension, la faillite… Nous avons rencontré un député écossais dans le cadre de notre recherche, il nous a dit qu’ils (les souverainistes écossais) avaient étudié le Québec, et que selon eux ce qui avaient fait échoué les deux référendums d’ici, c’était qu’ils portaient trop sur l’identité, et que c’est un sujet qui polarise. Eux ont décidé, pour des raisons stratégiques, d’évacuer l’identité pour faire un débat gauche-droite : comme les Britanniques, traditionnellement, votent davantage conservateur, tandis que les Écossais votent travailliste, ces derniers en avaient marre de se faire imposer des gouvernements qu’ils n’avaient pas choisi et voulaient devenir indépendant. C’était l’argument principal des Écossais. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une identité en Écosse, cela veut juste dire que les souverainistes ont choisi de la mettre de côté. Quand tu rencontres des personnes âgées, elles ont connu l’oppression britannique. Robert McKenzie nous racontait que ses grands-parents étaient la dernière génération à avoir connu la langue gaélique : la parler, même à la maison, était devenu interdit! Mais les souverainistes ne voulaient pas mettre de l’avant leur passé d’oppression, ils voulaient une campagne positive. L’avantage que ça a eu, c’est que beaucoup plus d’immigrants et de gens âgés de moins de cinquante ans ont voté pour le oui. Les personnes âgées, elles, se sont moins reconnues dans le débat et ont voté non.

FB. Si je peux quitter la sphère du cinéma pour entrer dans celle de la politique, on remarque que le mouvement indépendantiste québécois regarde beaucoup vers l’étranger (Écosse, Catalogne…), et que cette tradition est vieille. Déjà les indépendantistes des années 60-70 tissaient des liens avec la Palestine, avec les Black Panthers… Est-ce une marque d’insécurité identitaire de toujours regarder vers l’étranger, ou est-ce autre chose?

FR. C’est qu’il y a une solidarité mondiale entre les peuples dominés.

EP. Je pense qu’on est suiveux. Si Xavier Dolan n’avait pas été sélectionné à Cannes, je ne sais pas s’il aurait eu le même prestige ici en tant que réalisateur. Je pense que nous avons besoin de la reconnaissance de l’étranger. Aussi, je suis convaincu que si le « Yes » avait gagné, ça aurait été plus facile de mobiliser des forces ici pour la question nationale.

FR. Je ne pense pas que ce soit propre aux Québécois. Je suis allé en Catalogne, et ils nous étudient eux-aussi. Je pense que tous les peuples qui recherchent leur indépendance ont tendance à regarder ailleurs.

EP. En même temps, je pense que le Québec a besoin de s’identifier pour se rassurer. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Je ne pense pas que ce soit dans l’ADN des Catalans de le faire. Eux cherchent davantage à analyser qu’à trouver un exemple à suivre. Si l’Écosse s’était séparée, on en aurait beaucoup entendu parler, et on aurait pu passer un autre référendum et sans doute convaincre ta grand-mère qui y croit plus ou moins en lui disant : « les Écossais, ils ont réussi, ils sont à côté des Anglais et leur ont dit bye, on peut faire pareil. »

FR. Il y a une similitude peut-être entre la Catalogne et le Québec parce que ce sont deux nations dont on connait très peu la culture à l’étranger, ce qui n’est pas le cas de l’Écosse. Donc les Écossais ne veulent pas l’indépendance pour se « protéger », ils sont déjà reconnus à travers le monde. Le Québec veut de la reconnaissance. Samuel, dans le film, dit qu’il a passé un an en Écosse à dire aux gens qu’il était Québécois et non pas Canadien. Tandis qu’un Écossais qui va, par exemple, en Afrique, personne ne va lui demander qu’est-ce que c’est l’Écosse.

FB. Par rapport à vos attentes, est-ce que le tournage s’est bien passé?

FR. Oui, vraiment. Ça a été incroyable! Ça a marqué notre vie. Ça aurait pu foirer, tout était là pour ça! (Rires)

EP. On a eu peur, tous les quatre, à un moment, parce qu’on était confrontés à l’inconnu.

FR. Simon et Samuel, on ne les connaissait pas. Moi et Éric on savait que ça fonctionnerait, on avait déjà voyagé ensemble. Finalement ça a été une belle expérience.

EP. Certains moments étaient tellement rapides, d’autres tellement lents. Ce qui a été marquant, c’est que durant tout le tournage, du 3 au 29 septembre, il a fait beau. C’était magique, parce que la pluie aurait rendu le tournage vraiment désagréable, même si on était équipés. Aussi, les gens auraient pu être réticents à être filmés. C’est arrivé seulement une fois qu’une personne s’y oppose et devienne agressive.

FB. Quels genres de réflexions souhaitiez-vous susciter avec votre film, et pensez-vous y être parvenu?

FR. On voulait montrer les différences et les similitudes entre les deux campagnes référendaires. C’était ça notre objectif, et je pense qu’on a réussi. Parce que Simon rencontre les deux camps, on comprend les raisons qui vont les amener à voter oui ou non. Et on voulait que les gens puissent faire le parallèle entre le Québec et l’Écosse. C’était l’objectif de départ, même avec Robert McKenzie.

EP. Où je suis le plus fier, c’est que ma mère est venue me voir après la première (elle ne connaissait pas le film) et elle m’a dit que le film était fun, drôle et touchant, et qu’elle ne s’attendait pas à ça avec un film qui parle de politique et que peut-être on pourrait rejoindre des personnes aux opinions opposées aux nôtres. C’est ce que j’aime avec ce film, et avec le cinéma en général, c’est quand on arrive à susciter ce genre d’ouverture d’esprit. Je pense que le piège aurait été de faire un film lourd et pamphlétaire.

FR. Je ne pense pas que ce soit un film militant, je pense que c’est un film sur un artiste militant. On donne beaucoup d’importance au camp du « No » et ils n’ont pas l’air fou. Certains partisans du « No » étaient pertinents, et ça faisait réfléchir Simon également.

EP. Le commentaire général qui m’a plu a été de me faire dire que c’était un film doux, agréable et drôle. Ça m’a touché. Peut-être qu’en le faisant on ne réalisait pas ça. En salle les gens riaient beaucoup. Nous on l’a vu et revu, donc on rit des inside jokes, mais de voir les gens rire, ça faisait qu’ils réagissaient exactement comme le public de Simon réagit aux choses bizarres qu’il peut faire. (Rires)

FB. En terminant, quels sont vos futurs projets?

FR. Nous en avons plusieurs. Moi et Éric ensemble, notre prochain projet, c’est Le train du nord, un film d’adolescents sur la piste du petit train du nord. C’est un road movie où se retrouvent plusieurs des thématiques de Yes. J’ai écrit le scénario et Éric va le réaliser. On vient de déposer. Sinon, pour Babel films (la compagnie qui produit Yes), on prépare aussi la deuxième saison de la série web L’écrivain public. Éric a aussi d’autres projets personnels de son côté.

EP. J’ai aussi une websérie de science-fiction qui s’appelle Provoquer le chaos, qui suit l’effet d’une nouvelle scientifique extraordinaire sur une petite famille, comment cette nouvelle bouleverse tout le monde. Sinon, j’ai un long-métrage assez personnel sur une personne qui meurt et qui est ramenée à la vie contre son gré, grâce au clonage. Ça s’intéresse au questionnement éthique à savoir qui a le droit sur la vie de qui. Aussi, Félix fait un documentaire sur son père et la famille Rose (Note de transcription : Félix est le fils de l’ancien felquiste Paul Rose, décédé en 2013). On essaie aussi d’accompagner Alexandre Chartrand dans la suite du Peuple interdit, il veut retourner en Catalogne. On a aussi le projet d’un film sur Marcel Sabourin.

FR. Nos futurs projets sont sur le site de Babel Films, section « En développement ». On ne chôme pas!