Introduction

Numéro spécial, mars 2020 / Special Issue, March 2020

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Pierre-Louis Patoine, Carl Therrien et Gabriel Tremblay-Gaudette
Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, Université de Montréal et Université du Québec à Montréal

Au sein des études médiatiques, le concept d’immersion s’apparente à un phénix qui rejaillit éternellement de ses cendres. À l’époque où l’un des directeurs de ce numéro écrivait sa thèse sur le sujet, l’immersion avait été remise au goût du jour par Janet Murray (Hamlet on the Holodeck, 1997) et Marie-Laure Ryan (Narrative as Virtual Reality, 2001). On constate par le titre de l’ouvrage de Ryan la tentation d’intégrer des formes artistiques établies (par exemple, le récit littéraire) dans le giron des études sur la réalité virtuelle – autre phénix qui, pour sa part, ne renaît jamais complètement à chaque nouvelle tentative de commercialisation des technologies de pointe qui lui sont associées. Remettre l’immersion au cœur des études médiatiques était également l’ambition de l’historien de l’art Oliver Grau dans Virtual Art. From Illusion to Immersion (2003). Cet ouvrage nous ramenait à une des définitions les plus usuelles du terme, et revisitait des dizaines de dispositifs qui encapsulent l’appareil perceptif de l’être humain depuis l’Antiquité jusqu’aux visiocasques interactifs contemporains. D’abord considérés à travers un biais culturel oculocentriste évident, ces dispositifs ont finalement intégré les autres sens de plusieurs manières, depuis le Sensorama de Morton Helig (1968) jusqu’au retour tactile intégré aux contrôleurs de jeu vidéo. Plusieurs chercheurs (David Howes, 2003; Mark Paterson, 2006; Constance Classen, 2012) ont fait la promotion d’un « sensual turn » au sein des humanités qui permettrait d’exhumer le rôle des autres sens dans la création et la réception des œuvres d’art. Bien entendu, c’est précisément cet idéal d’un dispositif illusionniste polysensoriel qui est mis de l’avant dans l’holodeck de Star Trek, qui orientait justement les réflexions de Murray en 1997.

               Est-il encore utile de publier un numéro sur l’immersion en 2020? La pertinence du concept est fréquemment remise en question. Dans Rules of Play, Katie Salen et Eric Zimmerman proposent une critique de ce qu’ils nomment la « immersive fallacy » (2003), et cette critique est répercutée par Kristine Jørgensen dans son étude des interfaces vidéoludiques (2013). Le plaisir ludique, selon ces chercheurs, ne peut être réduit au plongeon métaphorique dans une illusion toujours plus convaincante. En 2011 dans In-Game, Gordon Calleja relève également certaines des limites de la métaphore marine et propose d’y substituer le concept d’incorporation. À un niveau plus anecdotique, force est de constater que certains développements survenus au cours de la dernière décennie remettent en question les deux conceptions les plus courantes de l’immersion. L’adoption toujours incertaine des nouvelles technologies d’encapsulation sensorielle a fait mentir la prémonition que 2016 allait être « l’année de la réalité virtuelle », comme plusieurs articles journalistiques l’avaient annoncé en grande pompe au moment où Sony est entré dans la ronde (à la suite d’Oculus et HTC) avec son PlayStation VR. Par ailleurs, la conception de l’immersion comme expérience optimale ou flow – de loin la théorie psychologique ayant eu le plus d’influence dans l’étude de l’immersion depuis sa publication originale par Mihaly Csikszentmihalyi en 1975 – fut largement invalidée par la popularisation de deux genres vidéoludiques improbables au cours de la dernière décennie. Alors que l’étude des états de flow souligne l’importance d’un savant équilibrage entre défis proposés et compétences acquises, permettant à l’individu de ne jamais sombrer dans une zone d’anxiété ou d’ennui trop importante, la popularité incontestable de jeux inspirés par la série des Souls (From Software) – connus pour être très ardus – , et le succès improbable de ce que l’on nommait au départ de manière péjorative des « simulateurs de marche » démontrent que les joueurs adorent se vautrer dans des situations anxiogènes ou purement contemplatives et prétendument « ennuyantes » pendant de longues heures.

               From illusion to immersion, from immersion to incorporation… qui dit mieux? Au-delà des querelles de clochers terminologiques et des limitations plus ou moins forcées du terme et de sa signification, ce numéro s’appuie sur un constat fort simple : l’effet d’absorption au sein d’un univers second demeure l’une des constantes dans l’étude de la production et de la réception des dispositifs fictionnels. Le terme privilégié pour référer à cette réalité « renaît » constamment sous différents avatars dans l’histoire des théories médiatiques : effet diégétique, présence, suspension volontaire de l’incrédulité, flow, transportation… sous l’influence du cognitivisme, des neurosciences et de la théorie des affects depuis le milieu des années 1990, on pourrait même parler d’écologie affective (Therrien, 2011; von Mossner, 2017). Il ne s’agira pas avec ce numéro de se lancer dans un énième débat sémantique ou de définir un nouveau terme qui ne correspond pas exactement à ce que l’une et l’autre ont pu associer au mot « immersion » par le passé. L’immersion correspond à un état de conscience modifié qui nous permet d’habiter des mondes secondaires, d’y dépenser une part significative de notre énergie. Les auteurs de ce numéro proposent d’explorer les diverses modalités d’absorption diégétique au sein d’un grand nombre de pratiques médiatiques à l’époque contemporaine. Le jeu vidéo, la littérature, le cinéma, le théâtre, l’art contemporain créent des territoires qui nous invitent à l’exploration et au vagabondage, à la flânerie et à la contemplation.

Cette invitation peut-elle être mise en rapport avec le « nouveau régime climatique » (Latour 2015), face auquel nous devons repenser les manières dont nous habitons notre monde? C’est l’une des questions que pose ce numéro. Bien sûr, tout comme la notion d’immersion, l’inquiétude écologique n’est pas nouvelle : il suffit de penser à la critique de l’exploitation effrénée des ressources naturelles qu’articule déjà l’auteur américain James Fenimore Cooper dans son roman de 1823, The Pionneers, à travers son personnage de trappeur moraliste Natty Bumppo. Mais la vitesse exponentielle à laquelle nous avons transformé nos milieux de vie, à partir des années 1950 (ce que certains appellent la grande accélération, voir Steffen et al 2011) nous force à reconsidérer notre rapport aux environnements que nous habitons quotidiennement : environnements « naturels » plus ou moins transformés par l’humain et par d’autres espèces végétales et animales, mais aussi : environnements créés par l’urbanisme, l’architecture, et les arts qui nous font habiter des mondes construits de matériaux sémiotiques, le temps d’un roman, d’un film, d’un jeu. Comment habitons-nous ces territoires immersifs ? Ici encore, on touche à un problème qui a déjà fait couler de l’encre, et on se référera au Heidegger (1951) de Bâtir habiter penser (et à ses commentaires subséquents) pour une réflexion sur le devenir de « l’habiter » au sein de la modernité techno-industrielle, après la bombe atomique.

Si les questions de l’immersion et de l’habitation ne sont pas nouvelles, il n’en reste pas moins que ces modes de relations aux œuvres et aux mondes qu’elles créent retrouvent une certaine légitimité au tournant du millénaire, après un XXe siècle en partie dominé par la distanciation, l’ironie, l’expérimentation formelle et l’abstraction. Cette re-légitimation est par exemple visible dans la « nouvelle sincérité » du roman américain (défendue entre autres par David Foster Wallace, voir Brousseau 2020), ou dans la réactivation d’une sensibilité néoromantique dans l’art de la première décennie du XXIe siècle (Vermeulen & Akker, 2010). Au-delà de la tentation d’une lecture dialectique de l’histoire, où les mouvements artistiques formeraient une harmonieuse succession d’oppositions (par exemple, l’immersion comme réponse au postmodernisme), ne doit-on pas considérer l’intérêt renouvelé pour les territoires immersifs comme le résultat d’un contexte particulier, marqué par la montée en puissance de la question écologique et par celle, parallèle, du jeu vidéo comme champ artistique majeur, à partir des années 1980?

Ce numéro de Kinephanos explore cette question à travers six articles qui traitent de la manière dont le cinéma, l’art contemporain et le jeu vidéo redéfinissent notre rapport à l’environnement. Dans sa contribution, Marco Caracciolo considère les aspects temporel et affectif de l’immersion – trop souvent réduite à une métaphore spatiale – aspects mis en jeu par Le quattro volte, dans lequel Frammartino (2010) filme l’entrelacement des vies humaines et autre-qu’humaines, dans les collines de la Calabre.

Cet entrelacement se vit sur un mode moins contemplatif, et plus monstrueux dans le roman Annihilation de Jeff Vandermeer (2014) et dans son adaptation filmique par Alex Garland (2018), qu’analyse Clément Hossaert. Dans ces deux œuvres, une biologiste s’enfonce dans un territoire où s’hybrident les formes de vies, et où se troublent les frontières de l’humain. C’est autour de la notion de rime que Hossaert conçoit ces formes hybrides – présentes à la fois dans la diégèse et dans le positionnement générique d’Annihilation, qui balance entre horreur (dans la filiation de Lovecraft, notamment) et science-fiction (en particulier la cli-fi, ou fiction climatique).

La question du territoire, et de l’horreur, est également au cœur de la contribution de Guillaume Baychelier. En effet, celle-ci s’attache à décrire les dispositifs qui structurent la « spatialité monstrueuse » des jeux post-apocalyptiques Metro (Metro 2033, Metro: Last Light), dont la puissance immersive est paradoxalement basée sur l’inhabitabilité de ses espaces dystopiques, placés sous le signe d’une « économie de la contrainte et de la catastrophe ».

Charles Meyer se penche également sur les caractéristiques de l’expérience immersive proposée par un jeu vidéo : Horizon Zero Dawn (2017), en se concentrant sur son design sonore. Meyer emploie une méthodologie spécifique, celle de la « marche sonore », pour évoquer les aspects politiques, fonctionnels et esthétiques du son, dans ce jeu qui nous plonge lui aussi dans un monde d’après la catastrophe écologique.

De son côté, comment l’art contemporain pense-t-il la catastrophe écologique, comme horizon de l’Anthropocène? C’est une question que pose ici Marie-Laure Delaporte, en explorant les installations et les environnements immersifs conçu par Doug Aitken à partir des années 1990.

Finalement, c’est en faisant dialoguer les travaux philosophiques de Bernard Stiegler, Yves Citton et Jonathan Crary avec ceux, artistiques, de Tino Sehgal, Maurizio Cattelan et des Nouveaux Commanditaires, que Mehrez Abassi met en lumière le travail de régénération des processus attentionnels par les dispositifs immersifs de l’art contemporain, qui déjouent ainsi leur captation par l’« économie de l’attention » qui caractérise le capitalisme actuel.

Ces six contributions nous permettent ainsi de repenser l’immersion à l’ère de l’Anthropocène, comme réponse esthétique au bouleversements écologiques et à leur mise en cause de nos manières d’habiter des territoires.

Références

BROUSSEAU, Simon (2020), David Foster Wallace et les pouvoirs de la littérature, Montréal : Éditions Nota Bene.

CALLEJA, Gordon (2011), In-Game: From Immersion to Incorporation, Cambridge : MIT Press.

CLASSEN, Constance (2012), The Deepest Sense: A Cultural History of Touch, Urbana : University of Illinois Press.

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GRAU, Oliver (2003), Virtual Art: From Illusion to Immersion, Cambridge : MIT Press.

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HEIDEGGER, Martin (1958 [1951]), « Bâtir habiter penser », dans Essais et conférences, Paris : Gallimard.

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STEFFEN, Will, Jacques GRIVENALD, Paul CRUTZE, et John McNEILL (2011), « The Anthropocene: Conceptual and Historical Perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society of London A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences 369, p. 842-867.

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