Introduction: Splendeur(s) et misère(s) des genres vidéoludiques

Numéro spécial, mai 2019

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Hugo Montembeault, Andréane Morin-Simard,
Jean-Charles Ray, Pascale Thériault & Bernard Perron
Université de Montréal

À l’heure où le jeu vidéo s’est imposé comme un objet culturel majeur, la structuration de son histoire et la catégorisation générique de ses productions forment un important chantier qui reste encore à défricher par les études vidéoludiques. À ce titre, le dixième art a l’avantage de pouvoir prendre appui sur ses prédécesseurs qui ont constitué de puissants cadres d’analyse à partir desquels il est possible de cartographier le vaste territoire des genres. Dans le champ de la littérature par exemple, on peut citer des références incontournables telles que Introduction à la littérature fantastique (Todorov 1970), Kinds of Literature: An Introduction to the Theory of Genres and Modes (Fowler 1982) Théorie des genres (Genette et al. 1986) ou encore Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? (Schaeffer 1989). L’analyse des genres trouve également écho du côté des théories du cinéma, notamment avec Theories of Film (Tudor 1979), Film/Genre (Altman 1999), Genre and Hollywood (Neale 2000) ou Les genres du cinéma (Moine 2002).

À la lumière de cette importante tradition de recherche, force est de constater que les jeunes études du jeu vidéo disposent encore de peu d’ouvrages consacrés à ce sujet. En effet, une revue de la littérature dans ce domaine révèle que seulement quelques contributions scientifiques se dédient entièrement à la question des genres vidéoludiques, entre autres Computer Games: Text, Narrative and Play (Carr et al. 2006), Dungeons and Desktops: The History of Computer Role-Playing Games (Barton 2008), Horror Video Games: Essays on the Fusion of Fear and Play (Perron 2009) ou Guns, Grenades, and Grunts: First-Person Shooter Games (Voorhees, Call et Whitlock 2012). Autrement, la documentation sur le sujet se disperse à travers quelques articles universitaires, chapitres d’ouvrages collectifs ou de thèses (Wolf 2001, Apperley 2006, Järvinen 2008, Arsenault 2009, Gregersen, 2014). La rareté des écrits en la matière signale un manque à combler d’un point de vue formaliste et historique, précisément parce que les étiquettes génériques telles que « jeux de plateforme », « jeux de tir à la première personne », « jeux d’aventure », « jeux d’action » ou encore « jeux de stratégie en temps réel » jouent un rôle central dans la détermination de l’horizon d’attentes ainsi qu’en ce qui concerne les interactions, les communications et les activités ludo-créatives des joueurs, des développeurs et des journalistes. Une part de la réponse face à ce manque ne relève pas uniquement de la démultiplication et de l’imprécision de la notion de genre en elle-même (par exemple, la typologie de Mark J.P. Wolf compte à elle seule une quarantaine de genres). Elle trouve également ancrage dans les premières impulsions d’analyse des chercheurs en études du jeu vidéo qui ont d’abord dû définir leur objet de recherche, entreprise qui s’est cristallisée sous la forme d’une opposition entre la part narrative et la part ludique du médium (une scission qui continue aujourd’hui d’influencer les modes de catégorisation générique). Si ces deux facettes tendent à présent à être réconciliées, cette dissociation polémique originaire et la multiplicité des disciplines mobilisées dans les études vidéoludiques ont mené à une prolifération de courts textes (articles, chapitres d’ouvrages et sections de thèses) proposant des classifications divergentes. Signe d’un décalage entre la notion classique de genre et l’objet étudié, ce foisonnement va à l’encontre de la fonction communicationnelle et classificatoire de l’approche générique en jetant davantage d’ombre que de lumière sur la production vidéoludique.

Cependant, un tel constat occulte en quelque sorte le caractère mouvant et discursif du genre qui a amené Dominic Arsenault à définir ce dernier, à la suite de Tudor, comme la « cristallisation temporaire d’un consensus culturel commun » (2011, p. 334). C’est bien parce que les caractéristiques d’un genre relèvent d’un consensus – et non pas d’une autorité spécifique ou d’un structuralisme rigide – qu’une myriade de formes génériques apparaît, disparaît et réapparaît sous des morphologies ou des appellations différentes. Par exemple, c’est le cas du first-person shooter, d’abord connu comme maze game ou 3D maze game puis comme first-person action, first-person shoot-’em-up et DOOM-like, avant de se décliner en first-person tactical shooter, team-based first-person shooter, MMOFPS et autres dénominations plus précises. Un scénario similaire se dessine du côté du jumping game dont les nomenclatures se propagent à travers divers circuits croisant les étiquettes action-adventure, puis platformer ou encore Metroidvania. Il importe aussi de souligner que si certains genres vidéoludiques jouissent d’un consensus fort, d’autres suscitent davantage de contestation et souffrent d’un manque de reconnaissance. C’est précisément le cas du walking simulator, des hidden object games, des serious games, des art games, des incremental games ou des jeux érotiques. Ces quelques trajectoires et réalités historiques pointent vers l’existence d’une dynamique transformative et discursive qui se trouve au cœur des processus d’innovation, de réitération et de ruptures qui animent et redéfinissent perpétuellement les contours des genres.

Dans cette perspective, la démultiplication des démarches contradictoires devient moins le symptôme d’une inopérance conceptuelle que de la grande vitalité d’un champ d’études qui se structure progressivement dans la confrontation et le dialogue. Tout comme les genres vidéoludiques qui sont d’abord apparus sous la forme d’emprunts (jeu de rôle sur table dans la lignée de Donjons et Dragons, wargame sur plateau, jeu de labyrinthe, Shooting Gallery, etc.) ou encore à travers des rapprochements avec de grandes œuvres iconiques (Myst-like, Doom clone, Diablo clone) pour ensuite développer des dénominations propres relativement stables (Role-playing game, Real-Time Strategy, First-person Shooter, etc.), la diversité des approches disciplinaires, des études de cas et des analyses critiques des multiples catégorisations permet de produire des modèles de plus en plus précis et fonctionnels. C’est dans l’optique d’un tel raffinement conceptuel et d’une volonté d’exploration historique et théorique des genres ludiques et vidéoludiques que s’est déroulée l’édition 2017 du Symposium Annuel Histoire du Jeu.

Le Symposium a souhaité aborder ce sujet protéiforme selon trois problématiques majeures posées par l’émergence et l’évolution des genres. La première, d’ordre fondamentalement historique, concerne l’étude des spécificités formelles et expérientielles des différentes catégories de jeux repositionnées dans leur contexte de formation et de transformation. Il s’agit alors d’interroger la généalogie des genres afin de déterminer quelles réalités recouvrent des étiquettes génériques qui évoluent au fil des développements technologiques, des pratiques des créateurs et des activités de consommation des joueurs.

Afin d’étayer cette base, la deuxième problématique porte sur la documentation et l’analyse du discours des diverses communautés qui discutent et constituent les catégories génériques. Sur cette question, retrouver les traces des perspectives de joueurs, journalistes, concepteurs, publicitaires et universitaires donne l’opportunité de revenir sur notre perception historiquement située et d’opérer un décentrement conceptuel nécessaire et fructueux.

Enfin, la troisième problématique se situe à l’intersection des deux précédentes et touche au développement des genres par l’entremise des phénomènes d’appropriation, de circulation et de détournement. L’histoire générique des jeux vidéo est en effet parsemée de transformations et d’hybridations attribuables autant à la communauté des créateurs que des joueurs. Documenter ces phénomènes ouvre sur de nombreuses perspectives quant à la manière dont des pratiques isolées peuvent se cristalliser en un genre identifiable par un large public.

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Issus de communications au Symposium, les cinq textes présents dans ce numéro offrent un riche éventail d’approches sur ces trois problématiques et interrogent les grands enjeux reliés à l’étude des genres. L’article de Gerald Voorhees prend ainsi acte des difficultés auxquelles font face les études du jeu vidéo en matière de catégorisation générique. Il trouve les racines d’une telle impasse théorique dans le débat entre ludologues et narratologues qui, selon l’expression de Gonzalo Frasca (2003), « n’a jamais eu lieu », mais doit se produire. Voorhees fait appel à la nécessité d’une dialectique agonistique (et non pas antagonistique) servant de creuset à l’émergence de définitions rigoureuses des genres, suivant la nature dialogique ou discursive  de leur construction. Dans cette optique, ce que l’auteur nomme le « trouble générique » apparaît moins comme un cul-de-sac intellectuel que comme un champ d’échanges et de discussions extrêmement fertile; approche que les articles suivants viennent confirmer en explorant divers cas de formations de genres par la confrontation de perspectives différentes.

L’étude réalisée par  Miikka Junnila, Markku Reunanen et Tero Heikkinen scrute en détail le western vidéoludique et profite de l’importation de ce genre cinématographique dans le jeu vidéo pour questionner la catégorisation de ces œuvres. À travers l’analyse quantitative et qualitative d’un large corpus, la disparité des formes de jeux associées au western soulève, d’une part, la question du croisement entre les aspects thématiques et ludiques au regard de l’évolution de ce genre et, d’autre part, celle du lien rattachant les possibilités d’interactions au type d’univers fictionnel représenté.

La contribution de Simon Dor se penche sur les défis liés à l’historicisation de la jouabilité observé au cours de son analyse du jeu de stratégie en temps réel (STR). L’analyse du discours journalistique des années 1980 amène l’auteur à démentir la continuité naturelle qu’une approche téléologique de l’histoire du genre pose avec le wargame. Cette épistémologie critique vient mettre en lumière des racines reliant le STR avec d’autres genres tels que le jeu d’arcade, le jeu de sport et le jeu multijoueur. Cette nouvelle perspective oppose à une conception essentialiste du phénomène générique une succession de référents historiquement situés qui invitent le théoricien à une recontextualisation permanente de ces catégories.

Pour sa part, l’article de Gabrielle Trépanier-Jobin se base sur un examen des parodies de jeux occasionnels pour interroger à la fois les théories littéraires du genre parodique et le statut de la catégorie des jeux occasionnels. L’effervescence autour du jeu Cow Clicker (Bogost, 2010) est étudiée comme un cas exemplaire d’un important déphasage entre les intentions auteuriales inscrites dans l’œuvre et sa réception. Par l’entremise d’une analyse du paratexte qui accompagne l’œuvre, des discours du créateur et des joueurs ainsi qu’en établissant des comparaisons avec d’autres jeux du même genre (FarmVille, A.V.G.M. et Progress War), l’auteure s’intéresse au caractère labile et incertain de la rhétorique procédurale des parodies de jeux occasionnels. L’interprétation et l’appropriation des œuvres par les communautés des joueurs sont envisagées comme des phénomènes déterminants vis-à-vis la concrétisation ou la mise en échec de la rhétorique procédurale autant que de l’amplification ou de la réduction de la dénonciation parodique.

Enfin, l’étude des simulateurs de marche (walking simulator) proposée par Maxime Deslongchamps-Gagnon rend compte d’une formation générique très contemporaine. Prenant Dear Esther (The Chinese Room, 2012) comme point de départ, œuvre prototypique par excellence à l’image de DOOM (id Software, 1993) pour le FPS, l’auteur aborde le déploiement formel et discursif du walking simulator et invite le lecteur à redéfinir la perception commune de ce qu’est le jeu vidéo. Il retrace ainsi l’émergence polémique de ce genre controversé (et de son étiquette générique initialement utilisée de manière péjorative) à travers les discours polarisés produits par quatre communautés vidéoludiques: les joueurs, les instances marketing, les concepteurs et la presse spécialisée. Une telle recherche expose la fertilité d’une réflexion articulée autour du décalage par rapport à l’horizon d’attentes en insistant par le fait même sur l’importance de réfléchir les tensions agonistiques qui dynamisent l’appropriation et l’évolution sémantique des appellations génériques.

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De la nécessité de décentrer l’approche des genres vidéoludiques d’un essentialisme ludologique (Voorhees et Junnila & Reunanen), en passant par l’archéologie des étiquettes génériques et de leurs développements sémantiques (Deslongchamps-Gagnon et Dor), jusqu’à l’analyse des écarts d’interprétations qui traversent, d’une part, les différents contextes de réception (Trépanier-Jobin) et, d’autre part, les discours qui constituent l’histoire des genres (Deslongchamps-Gagnon et Dor), le regroupement de ces cinq textes témoigne non seulement de la diversité des études génériques, mais aussi des problématiques communes auxquelles font face les chercheurs. Les pistes de réflexion qui sont proposées offrent des clés de lecture afin d’appréhender le désordre à travers lequel les genres vidéoludiques émergent, se cristallisent et se transforment. Elles contribuent, nous le souhaitons, à éclaircir les « troubles du genre » vidéoludique – comme le formule Voorhees – qui font de ce champ d’analyse un domaine de recherche extrêmement riche.

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