Game Inspector : une étude de cas sur la préservation du jeu

Numéro spécial, août 2018

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JAMES NEWMAN
Bath Spa University

Traduit de l’anglais par Dominique Pelletier et Alex Gauthier

 

Résumé
Cet article présente l’élaboration du Game Inspector au National Videogame Arcade (Royaume-Uni) et l’implémentation de ce dispositif à travers une étude de cas de Super Mario Bros. Ce développement a été influencé par des recherches antérieures et des débats courants à propos de la préservation de l’expérience jouable. En tenant compte de la difficulté et de la complexité des jeux vidéo, j’explique les avantages des documents audiovisuels annotés dans le contexte d’une exposition muséale.

Mots-clefs : Préservation du jeu vidéo, Exposition de jeu vidéo, Super Mario Bros., National Videogame Arcade

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Le 28 mars 2015, la National Videogame Arcade (NVA) au Royaume-Uni ouvrait ses portes au grand public. Située au centre-ville de Nottingham, c’est à la fois un « centre culturel pour les jeux vidéo […], une galerie d’art, un musée et un centre éducatif » (Parkin 2015a). Côtoyant une myriade de consoles, d’arcades à jetons et d’objets de collection donnés ou acquis par le public et par les vétérans de l’industrie, une nouvelle forme d’exposition interprétative a vu le jour : le projet Game Inspector. Des appareils conçus et fabriqués spécifiquement par les commissaires et ingénieurs de la NVA, les Game Inspectors permettent aux visiteurs d’explorer, dans certains jeux vidéo, la conception des niveaux, le placement des objets et des ennemis et la multiplicité des trajectoires, qui révèlent des objets cachés, des bonus, des tableaux et même des niveaux secrets. Mais avec une particularité importante : toutes ces explorations et ces découvertes sont faites sans jouer aux jeux. Au contraire, les Game Inspectors présentent des cartes annotées de certains niveaux qui contiennent des informations contextuelles et des enregistrements vidéo décortiquant plusieurs techniques de jeu, éléments de conception et bogues. La visée des Game Inspectors est de mettre en lumière le potentiel ludique d’un jeu vidéo en montrant, sous plusieurs angles, des séquences accessibles à travers une interface permettant de scruter l’espace de jeu en s’y déplaçant parmi les vestiges de ses concepteurs et de joueurs l’ayant déjà parcouru. Les figures 1 et 2 montrent la carte d’un Game Inspector à différents niveaux de zoom, avec les icônes correspondant aux vidéos annotées qu’on peut voir à la figure 3. L’interface a certainement une composante ludique, bien qu’elle expose principalement le jeu lorsque l’action a déjà eu lieu.

Figure 1. Super Mario Bros. (Nintendo, 1985)
Plan annoté du monde 1-2 dans le Game Inspector et développement Unity

 

Figure 2. Super Mario Bros. (Nintendo, 1985) Agrandissement de la section du monde 1-2
dans le Game Inspector démontrant les déclencheurs de contenu

 

En tant que membre de l’équipe de commissaires qui a conçu les Game Inspectors[1], je propose de clarifier ici certains points sur l’éthique, les motifs et la visée derrière les expositions sur Sonic the Hedgehog (que nous appellerons Sonic1, Sega 1991) et Super Mario Bros. (que nous appellerons SMB1, Nintendo 1985), en mettant plus particulièrement l’accent sur ce dernier. Pour ce faire, nous devons aborder la façon dont les expositions de la NVA sont construites selon un mandat inclusif, le contexte de l’exposition, ainsi que certaines particularités et difficultés inhérentes aux jeux vidéo. Conséquemment, les Game Inspectors représentent à la fois un travail pragmatique d’exposition et un exercice de design d’expérience utilisateur faisant partie d’un projet de recherche en cours sur les enjeux de préservation, d’interprétation et de manipulation des jeux vidéo comme patrimoine culturel et en tant qu’objets muséaux.

Ainsi, cet article examine la façon dont les Game Inspectors s’appuient sur des recherches précédentes portant sur le rôle et la fonction de la performance dans la préservation et l’exposition de jeux vidéo en tant qu’incarnations tangibles de ce que j’appelle la « préservation de la performance du jeu » (Newman 2012a). En mettant ces idées en pratique, les Game Inspectors soulèvent des questions importantes sur notre façon d’aborder l’agentivité des joueurs, les dénouements du jeu et les interactions entre joueur, code et système. Présenter le jeu sous forme d’enregistrements vidéo semble en améliorer en partie l’accessibilité, car ceux-ci révèlent les éléments et les trajectoires difficilement atteignables réservés au joueur expert ayant les habiletés et les connaissances pour y parvenir. Cependant, lorsqu’une personne n’a aucune expérience pratique du jeu et de ses dénouements, l’enjeu réside dans la façon de lui communiquer adéquatement le niveau de maîtrise du joueur livrant la performance. Cela dénote l’importance des études vidéoludiques, de l’interprétation des commissaires, et du potentiel de ce nouveau lieu d’exposition interprétative sur les enjeux entourant les jeux vidéo, de la conception à la performance.

Enfin, les Game Inspectors servent de tentatives en vue d’élaborer une approche non seulement d’interprétation et d’analyse, mais aussi de citation de jeux vidéo. Bien que nos recherches n’aient pas la portée de celles d’Eric Kaltman et de nos collègues du GAMECIP[2] sur les métadonnées et le vocabulaire contrôlé, je crois que nos efforts, axés sur le public, l’enregistrement de séquences vidéo et l’utilisation de cartes pour organiser et ancrer ces données à la structure et au matériel du jeu, contribuent à la discussion sur la citation de moments, de séquences et d’exemples à l’intérieur même des jeux.

 

Les jeux vidéo dans la galerie

Comme le mentionne Swalwell (2017), ces dernières années, un nombre croissant de musées, galeries et institutions culturelles à travers le monde ont reconnu la valeur culturelle, politique, économique et sociale des jeux vidéo en créant des collections, des expositions et des événements. Des organismes comme l’ICHEG se spécialisent dans la documentation de l’histoire du jeu vidéo, tant en format analogique que numérique, traçant la fascinante généalogie entre les jeux mécaniques, les jeux de société et les jeux numériques. Avec le Computerspielemuseum de Berlin, et des établissements plus récents comme le Videogame History Museum de Frisco, au Texas, de tels projets contribuent à documenter, préserver et archiver l’histoire de l’industrie des jeux vidéo, ses productions et ses pratiques de conception. Des expositions qui ont fait le tour du monde, comme « Game On/Game On 2.0 » du Barbican et « Game Masters » du Australian Centre for the Moving Image, confirment l’intérêt global du public pour l’histoire des jeux vidéo et suscitent, parfois involontairement, des discussions sur l’authenticité, l’expérience originale et l’émulation (voir Swalwell 2017 : 222, par exemple, et Aravani (2016) à propos de l’exposition sur la ZX Spectrum au Museum of London).

De plus, conformément à leurs visées élargies, des institutions comme le MoMA et le Smithsonian American Art Museum placent les jeux vidéo dans un autre contexte et devant un public différent en mettant l’accent sur les jeux vidéo en tant qu’art, faisant resurgir le débat sur le sujet (voir Clarke et Mitchell 2007). En effet, les expositions comme celle du MoMA re/décontextualisent activement le jeu et ses composantes matérielles et logicielles en intégrant aux murs blancs de la galerie des manettes et des écrans génériques pour mettre l’accent sur le code et l’aspect interactif du jeu. Comme la commissaire Paola Antonelli le mentionne dans une conférence TED sur la mise en place de l’exposition, « Nous ne voulons pas montrer les jeux vidéo avec tout leur attirail — pas de nostalgie des arcades. » Cette décontextualisation est donc clairement un choix explicite des commissaires : le contexte de la galerie comme espace culturel a préséance sur toute « expérience originale » du jeu, conférant ainsi à l’exposition un cadre interprétatif autoritaire, sans équivoque. Le seul fait d’exposer des jeux vidéo dans une galerie semble avoir répondu en partie aux objectifs (conformément provocateurs) du projet.

Dans sa critique de « The Art of Video Games », Kohler (2012) mentionne que cette exposition du Smithsonian datant de 2012 réussit à « présenter les jeux vidéo comme des œuvres d’art plutôt que des merveilles technologiques ». Le fait de mettre l’accent sur les jeux vidéo et l’art/en tant qu’art en exposant des œuvres de culture populaire dans une galerie a certainement contribué à paver la route pour les travaux de la NVA et nous a permis de trouver notre propre voie. Notre façon d’aborder et de monter les expositions émane du souci de décortiquer minutieusement le jeu pour explorer la conception de ses niveaux et l’interaction des joueurs avec ses règles, ses systèmes et son code. Jusqu’à un certain point, nous avons suivi les remarques de Kohler en conclusion de « The Art of Video Games »,

J’espère que The Art of Video Games ne trace pas une limite pour le Smithsonian American Art Museum, mais bien un point de départ pour des expositions plus pointues et narratives, qui continueront d’enrichir notre connaissance des jeux vidéo (Kohler 2012)

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de discréditer l’exploration des jeux vidéo en tant qu’œuvres d’art modernes. En effet, dans ses autres projets, la NVA se concentre principalement sur le processus de création d’art visuel et sonore, tant par les fans que les concepteurs professionnels. Parallèlement, en développant les stratégies de la NVA, nous avons pris le pari supplémentaire de créer des outils permettant aux visiteurs d’interpréter les séquences de jeu qui leur seraient généralement inaccessibles et ainsi révéler différemment les choix des concepteurs, les prouesses tactiques et stratégiques des joueurs et l’exécution du code et de ses bogues.

En créant les Game Inspectors, notre principale préoccupation était de documenter en détail et de façon systématique les particularités du jeu et de ses opérations. C’est notamment ce qui distingue le projet Game Inspector des autres recherches parfois plus fragmentées qui isolent l’art visuel (ou sonore) d’un jeu vidéo pour le scruter à la loupe. Ce qui caractérise, en revanche, l’enjeu derrière le projet Game Inspector, c’est le choix de sacrifier la jouabilité pour créer une exposition entièrement consacrée à l’exploration d’un réseau de performances de jeu préenregistrées, annotées et interconnectées.

Pour être clair, nous n’avons pas fait ce choix pour nous résigner devant l’impossibilité de préserver la jouabilité à long terme, ni pour minimiser l’importance de la performance et de la jouabilité. Bien sûr, il faut tenir compte de certains aspects pratiques lorsqu’on expose des logiciels ou du matériel, qu’il s’agisse du format original ou d’émulation. En effet, comme le mentionne Swalwell, ces contraintes signifient que « la façon dont les jeux sont généralement exposés ne favorise pas — et pour d’importantes raisons ne permet pas — de tenter de recréer ‘l’expérience originale’ » (2017 : 222).

En réalité, les manettes brisent, les écrans cessent de fonctionner et le métal des cartouches s’oxyde. La vulnérabilité et la fragilité des logiciels et du matériel ont notamment été abordées dans des études comme le Preserving Virtual Worlds Report (McDonough 2010) et mon livre Best Before (Newman 2012a). La détérioration des supports physiques sur lesquels sont sauvegardées les données, la précarité des serveurs de jeux en ligne, et même la tendance du marché du détail à déclarer l’obsolescence de plateformes dépassées sont tous des facteurs contribuant à la rareté et la disparition des jeux, auxquels il devient difficile, voire même impossible, de jouer. Pour toutes ces raisons, les expositions ont souvent recours à ce que Swalwell appelle des consoles « Frankenstein », qui combinent du matériel original et des ordinateurs plus durables équipés d’émulateurs (voir aussi Aravani 2016).

Bien que ces contraintes évidentes puissent inciter à mettre de côté la jouabilité, le choix de centrer l’exposition Game Inspector sur des séquences de jeu préenregistrées émane d’une réflexion somme toute plus constructive. Dans la conclusion de Best Before, je propose une approche de préservation du jeu basée sur le principe de « laisser les jeux vidéo mourir ». Au contraire, loin de dénigrer la jouabilité, mes propos délibérément provocateurs renforcent l’idée que la performance (du jeu) est un acte de configuration, de transformation et de constitution, qui demeure toujours ancré socialement et culturellement. L’essence de la réflexion derrière Best Before est de reconnaître que la jouabilité n’est la résultante de la préservation du jeu que lorsqu’elle est sont objet. Cette position, selon laquelle, à l’avenir, l’exploration du jeu pourrait se faire sans jouer à l’original en visionnant les performances rigoureusement sélectionnées de quelqu’un d’autre, est au cœur de la recherche et du développement du projet Game Inspector.

 

La préservation (de la performance) du jeu

D’emblée, réfuter que la préservation du jeu doit impérativement en favoriser la jouabilité semble pervers, voire hérétique. Certes, s’il y a une chose que nous savons sur les jeux vidéo en tant que joueurs et/ou chercheurs, c’est que par définition, ils sont jouables et manipulables. Il n’est pas étonnant qu’autant de travaux sur la préservation du jeu soient consacrés à la conservation du matériel et des logiciels originaux, au transfert des données vulnérables vers un support plus moderne et au développement d’émulateurs et de simulateurs de jeu. Comme le mentionne Monnens (2009 : 6), l’émulation et le transfert des données sont reconnus comme « les seules techniques de préservation viables ».

La longueur du présent texte ne me permet pas d’aborder de façon exhaustive les avantages et les inconvénients des méthodes de transfert, d’émulation et de simulation, ainsi que l’étude de certaines plateformes (voir byuu 2011 sur l’émulation des consoles de Nintendo et les commentaires de McDonough et coll. (2010) et d’Altice (2015)), mais je ne peux que renchérir sur la brève conclusion de Serbicki (2016) : « l’émulation est géniale! » Cependant, il nous incombe de nous interroger sur l’importance de la jouabilité et les raisons pour lesquelles elle demeure encore indispensable à notre conception de la préservation du jeu.

Qu’il soit question de l’original ou d’une émulation (voir Lowood 2004), on répète depuis le début que « pour comprendre les jeux vidéo, il faut y jouer », tel un mantra, dont on se sert pour légitimer l’autonomie des études vidéoludiques comme discipline à part entière, avec ses propres méthodes, applications et cadres d’analyse. C’est une position que j’ai moi-même assumée dans mon travail et qui continue d’alimenter mes réflexions aujourd’hui. Or, si la jouabilité est à ce point fondamentale qu’elle écarte pratiquement toutes les approches analytiques provenant de l’étude des médias non interactifs, comment justifie-t-on une approche de préservation du jeu qui n’implique pas la possibilité d’y jouer?

Pour résoudre cette contradiction évidente, il est nécessaire d’adopter une vision du jeu cherchant à décrire une série d’actions et de performances variées, mais interreliées, qui dépendent des différentes motivations, habiletés et connaissances des joueurs. Le jeu devient alors un objectif : « compléter » le jeu en un temps record, obtenir le plus haut pointage ou demeurer « pacifique » en éliminant seulement les ennemis indispensables pour avancer. Certains joueurs tentent d’utiliser le moins de pouvoirs ou d’armes possible, d’autres souhaitent acquérir tous les objets répertoriés dans l’inventaire, incluant les plus accessoires. Jouer peut vouloir dire explorer le plus ou le moins possible l’univers du jeu et arriver à la fin, soit par la voie la plus complète ou par la plus minimale. Alors que certains joueurs ne réussiront jamais à terminer un jeu comme Super Mario Bros. 1 (SMB1), d’autres sont capables d’accomplir cette tâche en moins de cinq minutes (au moment d’écrire ces lignes, le record de vitesse de complétion de SMB1 sur speedrun.com avait été établi par darbian en 2016, avec un temps de 4 min 56 s 878 ms).

Une telle conception du jeu met de l’avant sa complexité, sa pluralité et sa corruptibilité, caractéristiques qui lui sont inhérentes. Comme c’est un processus variable déterminé par différents motifs et objectifs, l’action de « jouer » ne peut tout simplement pas être singulière. Au contraire, il est possible de « jouer » et « (re)jouer » un large éventail de parties différentes motivées soit par l’expertise, l’initiation, l’exploration, la résistance, la performance, la diffusion, la compétition, le gain financier… Parfois, ces performances sont prévisibles et coïncident avec la vision des concepteurs; dans d’autres cas, elles surprennent en révélant des possibilités de jeu, des incohérences dans les règles, ou encore des bogues dans le code. Le fait qu’on ait corrigé les bogues dans les versions subséquentes de jeux comme Sonic1, SMB1, et plus récemment Super Mario Maker (voir Newman 2012b, 2016b, 2017), nous confirme que ces erreurs n’étaient pas délibérées.

En plus du désir de mettre en pratique les réflexions menées dans Best Before, le projet Game Inspector se base sur deux principes qui, dans un certain sens, vont à contre-courant des croyances populaires sur les jeux vidéo. Premièrement, nous partons du postulat que les jeux vidéo sont difficiles et, bien que la difficulté d’un jeu puisse rendre celui-ci stimulant ou même plaisant, elle représente aussi un énorme obstacle sur le plan de l’accessibilité. Deuxièmement, la complexité souvent dissimulée d’un jeu vidéo ne devient que partiellement manifeste, même après y avoir (re)joué plusieurs fois.

 

Les jeux vidéo sont difficiles

Pour quiconque s’y connaît en jeux vidéo, il est parfois dur de garder en tête que le fait de contrôler un personnage avec une manette et diriger ses sauts pour atterrir à un endroit précis, s’évader, attaquer ou grimper sont des conventions de mécanique de jeu consolidées au fil du temps. Pour un joueur néophyte, ces présupposés ne vont pas de soi, pas plus que le « quart de tour plus coup de poing » pour lancer une boule de feu dans un jeu de combat, ni même la possibilité de revenir dans le jeu après la mort souvent plus temporaire que définitive de son avatar. Il est sans doute plus facile pour les joueurs expérimentés et les chercheurs d’oublier pourquoi et comment ces connaissances sont acquises en raison d’une (trop) grande proximité au jeu. Par ailleurs, dans le discours des études vidéoludiques et de la conception de jeux vidéo, on a traditionnellement encensé, et probablement surestimé, leur accessibilité en les décrivant comme des environnements éducatifs à la portée de tous qui, grâce à leur conception remarquable, enseignent aux joueurs comment profiter de leur plein potentiel ludique.

Dans Super Mario Bros., par exemple, on a beaucoup parlé de la conception « centrée sur le joueur » de Miyamoto et Tezuka (tiré de Fullerton 2008). L’utilisation de l’espace, le positionnement des éléments du décor, le mouvement des ennemis (voir McMillen et Refenes 2011; Gifford 2010) et le parallèle avec le kishōtenketsu, structure quaternaire de la poésie chinoise et des bandes dessinées japonaises relatant l’introduction, le développement, le dénouement et la conclusion d’une histoire (voir Nutt 2012), ont déjà fait l’objet d’analyses exhaustives. Conséquemment, les chercheurs sont presque tous d’accord pour dire que dès les premières secondes/images de SMB1, le Monde 1-1, de par sa conception, force le joueur à découvrir la mécanique fondamentale et les possibilités inhérentes à la structure complète du jeu (voir Iwata Asks (n.d.); Eurogamer 2015; Emmons 2014). Loin de moi l’idée de réfuter ces analyses; mon intention est plutôt de souligner que, malgré ces efforts, compléter le parcours n’est pas une mince affaire. Rappelons-nous qu’il reste (au moins) 31 autres mondes après avoir terminé le Monde 1-1.

Certes, tel qu’on le mentionne dans Jump!, le guide d’introduction à l’exposition, le mot « compléter » est problématique lorsqu’on parle de jeux vidéo. A-t-on « complété » SMB1 lorsqu’on atteint le drapeau du Monde 8-4? Ou lorsqu’on bat le record de vitesse de 4 min 56 s 878 ms établi par darbian? Doit-on collectionner toutes les pièces? Ou parcourir tous les niveaux (impossible si on doit terminer le jeu le plus rapidement possible, car il faut prendre des raccourcis)? Comment évalue-t-on le progrès d’un expert auquel on alloue un nombre limité de « vies » au départ? Qu’en est-il d’un joueur novice qui découvre la mécanique, la logique et les règles du jeu pour la première fois? Considérant qu’on découvre encore des bogues et que l’on continue à battre des records de vitesse après plus de 30 ans de tentatives, nous devons conclure que le potentiel ludique de SMB1 n’a pas été pleinement révélé.

L’un des concepts-clés de départ derrière les Game Inspectors était de pallier la difficulté des jeux vidéo pour les rendre plus accessibles, conformément au mandat d’inclusion de la NVA. Ceci est expliqué dans Jump! Special Exhibition Guide :

On adore les jeux vidéo, mais on les trouve parfois exigeants. Il faut avoir une très bonne maîtrise des jeux qui sont vraiment difficiles pour en compléter certains niveaux ou arriver à la toute fin. Qu’entend-on, alors, par « compléter » un jeu? Dans bien des cas, de multiples trajectoires peuvent mener à la fin d’un niveau, sans compter les pièces secrètes et les bonus cachés. En se dépêchant de terminer un jeu, on risque de passer à côté de ce qu’il a de meilleur à offrir (NVA 2015).

Comme le souligne cette introduction, certains jeux sont spécifiquement conçus pour mettre au défi même les joueurs les plus expérimentés. Parmi les exemples, on compte la série Souls de FromSoftware (2009-à ce jour) ou les jeux amateurs « Kaizo Mario », qui dérogent des principes de Nintendo au point d’en être injustes, voire abusifs selon les termes de Wilson et Sicart (2010, voir également Newman 2016b). En fait, même Nintendo a rendu Super Mario Bros. 2 considérablement plus difficile que son prédécesseur tant louangé. En effet, le défi de réussir Super Mario Bros. 2 était si extrême que la version initiale a vu le jour sur les étalages seulement au Japon (en 1986). Ailleurs, elle a été substituée par une alternative jugée plus « facile » : une version de Doki Doki Panic sous le thème de Super Mario. Une génération de consoles plus tard, la version japonaise de Super Mario Bros. 2 a éventuellement été « récupérée » dans Super Mario All Stars, la collection pour le Super Nintendo Entertainment System parue en 1993, dans laquelle elle a été rebaptisée The Lost Levels, alors que la version internationale de Super Mario Bros. 2 sortait au Japon sous le nom de Super Mario Bros USA (voir Ryan 2015). La tendance s’est maintenue avec, entre autres, Super Mario Galaxy (2007), accessible, d’une part, grâce à sa fonction de complétion automatique pour dépanner les joueurs bloqués et exigeant, d’autre part, pour les experts souhaitant battre des records de vitesse. Semblablement, Super Luigi Bros U (2013) pour la Wii U, par exemple, présente un niveau de difficulté supplémentaire par rapport à son homologue Super Mario Bros. U (2012).

Bien que ces jeux vidéo se fassent une fierté d’être extrêmement difficiles, si on met l’accent exclusivement sur des titres comme ceux-ci, on passe à côté de l’idée principale : tous les jeux vidéo sont difficiles. Ils exigent tous un certain niveau d’habileté, de connaissance de l’interface et de coordination entre le contrôleur physique et ce qui se passe à l’écran. Avec le temps, ce savoir-faire se perfectionne et les acquis de base deviennent consolidés et transposables d’un jeu à l’autre. Certes, rien de tout ça n’est surprenant, ni révélateur. Après tout, ces difficultés fondent en partie notre appréciation des jeux vidéo et de la performance des joueurs. La production et la consommation d’espaces virtuels rendent possibles certaines découvertes. La création, l’acquisition et le déploiement de certaines techniques, tactiques et stratégies permettent la maîtrise de ces habiletés. Cependant, comme le mentionnent notamment Juul (2013) et plusieurs autres, l’un des inconvénients possibles, voire inévitables, du jeu est celui de vivre un véritable échec. D’être confus et frustré. De mourir. Les jeux vidéo sont difficiles.

 

Les jeux vidéo sont complexes

Bien entendu, les difficultés que présentent les jeux vidéo vont bien au-delà de l’exécution technique ou la compréhension des interfaces, et il est essentiel de reconnaître cette tendance à escamoter délibérément ou involontairement des éléments du jeu. C’est la présence de secrets, de trajectoires cachées et d’événements générés de façon conditionnelle ou procédurale qui rend les jeux vidéo dynamiques et changeants, mais souvent, c’est aussi ce qui les empêche malheureusement de révéler leur construction ou le fonctionnement des expériences, espaces et structures qui leur ont valu tant d’éloges. En effet, ces éléments sont souvent volontairement dissimulés, comme c’est le cas des fameux « Easter Eggs » si bien cachés et dont les solutions sont si tortueusement complexes que plusieurs décennies peuvent s’écouler avant de les découvrir (Koebler 2016). Dans SMB1, les bonus sont cachés à l’intérieur de blocs et ne sont révélés que lorsqu’on les frappe par en dessous, tandis que des salles secrètes remplies de pièces à collectionner (appelées « Coin Palaces ») se trouvent au bout de (certains) tuyaux verts et récompensent le joueur curieux. Comme le note Ryan :

[…] Tant de pièces cachées et de bonus, tant d’ennemis et de dangers, tant de secrets ! Ce n’était pas une simulation; c’était un monde dans lequel il fallait se perdre, aussi rejouable qu’un livre, un film ou un album préféré… Nous avons tous joué comme [le champion du monde de jeux vidéo] Billy Mitchell l’a fait, en tentant d’extirper les moindres secrets de cette puce informatique (Ryan 2012 : 75).

Certes, ces secrets font de SMB1 un terreau fertile pour les joueurs chevronnés et contribuent à la longévité et à la rejouabilité du jeu, mais ils prouvent surtout que le jeu ne se dévoile pas en une seule fois, même pour les joueurs les plus habiles. Cela ne s’explique pas simplement par le grand nombre de secrets et le niveau d’habileté nécessaire pour les découvrir, mais plutôt par la façon dont l’espace dans SMB1 s’affiche et s’efface, rendant de nombreux secrets mutuellement exclusifs. Les mouvements de Mario dans l’univers du jeu sont (largement) unidirectionnels. De gauche à droite, de nouveaux obstacles apparaissent et de nouveaux espaces sont créés. Cela étant dit, une fois que cet espace a défilé au-delà de la frontière à gauche de l’écran, il a disparu. En effet, SMB1 ne permet aucun retour en arrière pour explorer à nouveau les espaces maintenant hors du cadre du téléviseur. Dans SMB1, l’espace s’efface irrémédiablement à la suite de courses et de sauts et ne peut être revisité, reproduit et rejoué qu’en mourant et en recommençant le niveau à zéro.

De multiples trajets mènent à la fin d’un niveau qui, dans certains cas, du moins, a aussi plusieurs sorties qui se conforment à l’apparente contiguïté spatiale du monde ou encore qui la confondent, parfois jusque dans le nom des niveaux eux-mêmes. Il y a, par exemple, trois (quatre, si l’on inclut la fin de partie) façons distinctes de quitter le Monde 1-2. Le trajet « préférable » et signalé de la façon la plus évidente fait passer Mario dans un tuyau vert qui le mène au numériquement logique Monde 1-3 après avoir hissé le drapeau marquant la fin du niveau. Il existe cependant une deuxième sortie plus obscure qui demande au joueur d’agir de façon contre-intuitive, d’user de pensée latérale et de s’écarter littéralement des sentiers battus. En effet, un vide dans la brique au-dessus du deuxième ascenseur signifie qu’un saut opportun permet à Mario de sortir du cadre du jeu. En atterrissant sur le plafond (qui devient un plancher), Mario occupe le même espace de (non-)jeu que les éléments d’interface comme le chronomètre et le pointage. En poursuivant son chemin, Mario aboutit de l’autre côté du tuyau de sortie (perturbant ce faisant l’intégrité spatiale du niveau) et au-delà du mur de brique impénétrable indiquant normalement la fin du niveau, pour ensuite atteindre la première des trois « Warp Zones » de SMB1. Les Warp Zones contiennent seulement trois tuyaux permettant d’accéder de façon non linéaire à des Mondes plus avancés. Dans le Monde 1-2, ces tuyaux mènent aux Mondes 2-1, 3-1 et 4-1. En choisissant l’un ou l’autre de ces passages, le joueur peut sauter de grandes parties du jeu et gagner des niveaux qui lui seraient normalement difficiles à atteindre (puisque la structure autrement linéaire du jeu exige expertise et habileté pour progresser).

La troisième sortie, quant à elle, est complètement différente; plutôt qu’être l’aboutissement d’un trajet spécifiquement conçu, il s’agit d’un bogue découvert par les joueurs (voir Mandelin s.d. et Newman 2017 pour une discussion plus approfondie). En positionnant Mario au bon endroit et en le faisant sauter à une hauteur, une vitesse et un angle exacts, il est possible de faire glisser le personnage à travers le tuyau et la brique solide pour le faire atterrir majestueusement dans la Warp Zone. Cette entrée inattendue dans la zone modifie les destinations des tuyaux. Ainsi, là où le tuyau de gauche menait au Monde 4-1 se trouve maintenant un tuyau vers un lieu à la fois inconnu et familier : le Monde « -1 ». Comme l’a rapporté le mystérieux « Agent 826 » dans le magazine Nintendo Power (1988) quelques années après la sortie de SMB1, le Monde -1 (surnommé le « Minus World ») est un niveau composé d’un mélange déformé et incongru d’éléments graphiques, sonores et de jeu dépourvus de la subtilité et des repères de conception que l’on retrouve dans le reste du jeu. Création involontaire, le Minus World est en fait le résultat d’un bogue qui fait en sorte que le logiciel de SMB1 exécute des données brouillées et mobilise des éléments de mémoire qui, plutôt que de faire planter le jeu, génèrent un niveau jouable de manière procédurale, mais sans issue. Depuis les années 1980, le Monde -1 fascine et intrigue les passionnés de SMB1 et fait encore aujourd’hui l’objet de recherches pour lesquelles on déploie des outils d’analyse de jeu sans cesse plus sophistiqués. Bien qu’il tire ses origines d’une aberration du code découverte par les fans, ce bogue marque un moment important dans la culture vidéoludique et on y fait référence dans d’autres jeux (la figure 3 montre une capture d’écran d’une vidéo exposant le bogue du Minus World).

Figure 3. Super Mario Bros. (Nintendo, 1985) Monde 1-2
Le Game Inspector présente la captation de performance ‘Minus World’.

Bien que ces trajets, techniques, stratégies et espaces fassent partie de l’expérience et de la signification de SMB1, beaucoup exigent des connaissances considérables (ou du moins de la chance) pour les découvrir, tous requièrent une grande habileté d’exécution (le bogue d’éjection du mur menant au Monde -1 étant impitoyablement difficile même pour un joueur expert) et la plupart sont mutuellement exclusifs, obligeant donc de refaire intentionnellement les mêmes niveaux (dont les différents trajets du Monde 1-2). Monter une exposition centrée uniquement sur le début du jeu et la conception du Monde 1-1 nous paraissait déjà un défi considérable. Toutefois, si notre objectif est de présenter les moments plus « loin » dans le jeu, comme les multiples trajets du Monde 1-2 ou le Minus World et sa combinaison particulière de bogues et d’interactions de code, la tâche devient exponentiellement plus complexe. Même si nous prenons le risque de supposer que le Monde 1-2 peut être atteint par le joueur si les obstacles et les personnages du Monde 1-1 ne lui ont pas fait perdre toutes ses vies, il est tout simplement impossible de révéler l’étendue du travail de conception, des expériences possibles et des aberrations du code sans de multiples tentatives éclairées et expertes.

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En prenant comme point de départ les principes selon lesquels les jeux vidéo sont difficiles et complexes (voire volontairement obscurs) dans leur conception – au point où cette complexité ne peut être montrée en une seule tentative –, nous nous retrouvions devant deux options clés. La première était de remplir nos salles d’exposition de jeux d’arcade payants de l’« âge d’or » des années 1970 et 1980. En effet, les jeux Pac-Man, Space Invaders, Asteroids et compagnie offrent une solution possible à notre dilemme, précisément parce qu’ils ont été conçus pour être utilisés dans un contexte très semblable et qu’ils ont des objectifs étonnamment similaires. Comme Wade (2014) l’a noté dans son étude détaillée de Pac-Man, ces jeux présentent une interface économe (un seul joystick accompagné à l’occasion d’un bouton pour tirer, par exemple), ont des objectifs clairs (empêcher les envahisseurs d’atteindre la Terre) et affichent l’entièreté de leurs mécaniques de jeu et de leur interface sur un seul écran. Cela ne signifie pas que ces jeux ne sont pas difficiles ou qu’ils sont exempts de secrets à dévoiler (voir Newman 2016c pour en apprendre plus sur le bogue « killscreen » de Pac-Man, par exemple), mais plutôt que leur conception inclut, en plus de la clarté et de l’économie, une « séquence attractive » illustrant les mécaniques du jeu, ainsi qu’une courbe de difficulté permettant même aux joueurs novices de faire un certain progrès sans se heurter immédiatement à l’écran de fin de partie. De plus, comme Swalwell (2017 : 226) l’a noté, les jeux comme Pac-Man « n’ont jamais été obscurs », contrairement à leurs contemporains comme The Hobbit, dont l’innovation dans la conception est, comme l’indique Stuckey (2014), difficile à mettre en évidence quelques décennies plus tard.

En partie parce qu’ils sont accessibles et qu’ils représentent des moments importants de l’histoire du jeu vidéo sur les plans de la conception, de l’interface et de l’emplacement, de nombreux jeux d’arcade se retrouvent dans les salles de la NVA, ainsi que dans l’exposition itinérante Game On du Musée Barbican, les expositions de l’ICHEG du Musée national du jeu Strong et le Computerspielemuseum à Berlin. Cela étant dit, tout comme ces autres expositions et projets, la NVA, malgré son nom, n’est pas uniquement vouée à présenter et à interpréter des jeux d’arcade. En fait, l’un des principaux moteurs de la NVA dès le début était d’explorer une deuxième option d’interprétation et d’exposition. Une partie des ressources intellectuelles et physiques du projet a toujours été dédiée aux jeux vidéo qui, à première vue, semblent difficilement présentables dans un musée, soit en raison de leur complexité ou de leur difficulté, soit en raison du temps énorme qu’il faut pour en dévoiler les secrets, même pour les adeptes suffisamment habiles et renseignés.

Le Game Inspector se veut une réponse à cette problématique et, compte tenu de nos recherches antérieures sur le jeu et les liens que nous avons tissés avec Nintendo par le biais du Ritsumeikan Center for Game Research à Kyoto, Super Mario Bros. — en particulier son Monde 1-2 — est devenu l’un de nos premiers points de mire.

Explorer Mario

Nos premiers prototypes se sont basés sur l’émulation afin de résoudre, grâce aux fichiers de sauvegarde (ou « savestates »), l’enjeu d’accéder aux niveaux avancés sans avoir à traverser les précédents. Les fichiers de sauvegarde des plateformes d’émulation permettent de mettre une partie sur « pause » et de la reprendre plus tard exactement là où on l’avait arrêtée. Cette caractéristique de la plateforme d’émulation fonctionne parallèlement au système de sauvegarde que le jeu peut offrir. SMB1, par exemple, ne présente aucune fonctionnalité de sauvegarde, mais lorsque son code est exécuté en émulation, il est possible de mettre le jeu sur pause à n’importe quel moment. En activant un fichier de sauvegarde à partir d’un menu explicatif et annoté, le joueur est automatiquement transporté à un emplacement précis dans l’univers du jeu. Ainsi, le cheminement dans l’espace, les connaissances et le savoir-faire nécessaires pour progresser jusqu’à ce point peuvent être esquivés afin d’explorer le jeu en subvertissant son intégrité ludique et spatiale. En traversant le jeu en créant de multiples fichiers de sauvegarde, on arrive à obtenir une collection de « points d’entrée » dans le jeu.

Bien que cette méthode offre de nombreux avantages potentiels par rapport au format original qui, dans le cas de SMB1, forcerait chaque joueur à commencer au Monde 1-1, l’émulation connaît aussi ses limites. En effet, les fichiers de sauvegarde ne modifient que le point d’entrée d’un niveau. Le fait de déposer le joueur près du tuyau d’entrée d’un Coin Palace ou devant le mur où se trouve le bogue menant au Minus World ne rend pas ces exploits plus faciles à répéter. La difficulté du bogue d’éjection du mur reste désespérément la même, et le fait de connaître l’existence et l’emplacement des Warp Zones ne garantit en rien les chances de battre le record mondial de vitesse de complétion du jeu.

Puisque les stratégies fondées sur l’émulation se révélaient assez peu utiles à nos objectifs d’accessibilité, d’inclusion, d’exploration et de révélation de ces secrets, nous sommes arrivés, à force de prototypage, à un modèle inspiré par les principes de préservation du jeu en sacrifiant toutefois entièrement la jouabilité en faveur de la présentation, l’annotation et l’arrangement de séquences de jeu sous format vidéo (ainsi que d’autres éléments audiovisuels que nous aborderons plus tard). Essentiellement, le Game Inspector du Monde 1-2 de SMB1 est une collection de performances enregistrées démontrant l’étendue de sa conception, son organisation spatiale et son potentiel ludique. En capturant et en présentant des performances plutôt que d’offrir la possibilité de jouer, le Game Inspector permet au visiteur de faire l’expérience des trajets normalement mutuellement exclusifs et d’examiner attentivement les manœuvres difficiles. Alors que l’émulation et ses fichiers de sauvegarde offrent aux visiteurs-joueurs la possibilité de jouer, le Game Inspector, en présentant un assemblage malléable de séquences illustrant la conception et l’action du jeu, permet d’explorer le jeu. Et surtout, en éliminant l’urgence, la menace et les dénouements du jeu en temps réel, son univers peut être exploré plus facilement et tranquillement, et ses facettes et caractéristiques deviennent accessibles indépendamment des connaissances préalables du joueur ou de son niveau de performance.

De plus, notre décision de centrer l’exposition sur des performances enregistrées permet de scruter à la loupe, conceptuellement et littéralement, certains éléments de la mécanique et de la conception du jeu. Par exemple, tel que mentionné précédemment, un certain nombre de techniques dans SMB1 impliquent de manipuler ingénieusement la façon dont le jeu détecte les collisions, comme c’est le cas avec le saut au mur. En utilisant cette faille du moteur de jeu, le joueur parvient à utiliser des objets solides pour propulser Mario et lui permettre d’effectuer des sauts doubles de type parkour qui lui seraient autrement impossibles. Dans un tutoriel expliquant la technique, le site web TASvideos note que :

Pour effectuer un saut au mur, il faut réunir trois conditions :

  • Une certaine vitesse horizontale en direction du mur (vers la droite : vitesse X > 16, vers la gauche : vitesse X < 240)
  • Les pieds de Mario doivent toucher le mur à la frontière de deux blocs (à tous les 16 pixels)
  • Un peu de chance pour que Mario s’enfonce légèrement dans le mur (d’au moins 1 pixel)

(http://tasvideos.org/GameResources/NES/SuperMarioBros.html)

La technique, réalisable tant avec l’émulation que la console et le jeu d’origine, est devenue un outil incontournable pour permettre aux joueurs battant des records de vitesse d’emprunter des trajets impossibles à atteindre en effectuant des sauts normaux. La question à savoir si le saut au mur est un bogue ou une particularité cachée du système est matière à débat (de la même manière que les fans ont débattu sur les collisions dans Sonic1, voir Newman 2012b). Quoi qu’on en pense, il s’agit d’une tactique viable et exploitable bien que, comme l’explication ci-dessus le suggère, son exécution exige assurément un certain niveau de savoir-faire, ainsi qu’un minimum de chance. En tant que condition de base nécessaire pour atteindre la vitesse record et pour accéder au Minus World, la technique du saut au mur est une interaction code-conception d’une importance capitale dans le lexique de SMB1, ainsi qu’un élément central dans la compréhension de la performance de jeu. Cela dit, comme cette technique est difficile à expérimenter de première main, elle se prête bien à la démonstration.

Bien entendu, la démonstration est une chose, mais le simple fait de présenter l’enregistrement d’une technique de jeu ne met pas immédiatement en évidence toute la complexité des interactions qui ont lieu. Afin de mieux comprendre ces enjeux – ce qui est en jeu –, l’auditoire doit pouvoir apprécier le degré de contrôle alloué au joueur et, par extension, l’absence de contrôle lorsque le saut au mur est présenté comme une interaction à regarder plutôt qu’à vivre soi-même. Cela révèle une tension, car le fait de retirer l’agentivité du joueur pour lui éviter de devoir livrer une performance de haut niveau ne lui permet pas une interprétation significative du jeu en tant qu’observateur, à moins qu’il ne soit conscient du degré et des limites de cette agentivité et de la façon dont elle repose sur la jouabilité. Notre solution à ce problème implique d’augmenter et éditer les séquences de jeu brutes pour y ajouter des couches d’interprétation potentielle et révéler, de façon possiblement contre-intuitive, la malléabilité d’une performance enregistrée comme une séquence prétendument linéaire.

En tirant parti du lexique et de la syntaxe du montage vidéo, nous arrivons à déployer des techniques comme l’arrêt sur image, le sous-titrage, le retour en arrière, la pause, le zoom et le panorama pour interrompre, questionner et annoter les séquences de jeu, naviguer d’une séquence à l’autre, entrer dans une scène ou en sortir et accélérer ou décélérer des séquences définies par leurs interactions entre le joueur, le code et l’interface. La figure 4 montre certaines images clés d’une vidéo compilée pour illustrer les caractéristiques exploitables du système de détection des collisions de SMB1. La vidéo commence par un saut en temps réel au cours duquel, noteront les plus fins observateurs, Mario traverse sans heurts une plante piranha qui lui serait normalement mortelle. La séquence est ensuite jouée à l’envers (une manœuvre accompagnée d’un son de bobine et de l’apparition d’autres contrôles à l’écran pour souligner la fluidité du matériel enregistré), puis répétée à une vitesse réduite (avec un zoom lent) jusqu’à ce que le sprite de Mario soit figé dans le temps au moment où il chevauche visiblement la plante piranha. Superposés à cette image incongrue tirée des 60 images par seconde de la séquence, des sous-titres et des diagrammes expliquent la façon dont le système de collisions dans SMB1 se base sur la détection de masques de collisions (« hitboxes ») cachés sous les lutins. En capturant ainsi le jeu en format vidéo et en utilisant les logiciels de montage comme Final Cut Pro et iMovie, les séquences de jeu ne sont plus statiques et deviennent malléables et flexibles. Ce qui est intéressant dans cette approche, c’est qu’elle offre la possibilité de mettre en valeur une foule de facettes différentes de mécaniques de jeu — de la plus communément utilisée à la plus pointue — et de se pencher en profondeur sur l’influence et l’interdépendance de la performance et l’agentivité à l’origine de ces techniques et tactiques.

Figure 4. Captures d’écran issues d’une vidéo du Game Inspector démontrant
la détection de la collision et les « hitboxes » dans SMB1

 

Somme toute, c’est le désir de tenir compte à la fois des questions contextuelles à grande échelle, comme la conception et le déroulement des niveaux, et des détails, tels que les routines détectant les collisions à des moments spécifiques ou la collecte d’un bonus, qui a guidé la décision de concevoir le projet Game Inspector en combinant la recherche vidéoludique et la réalisation documentaire. En outre, une partie du résultat de ce travail est la création d’une banque d’outils originaux répertoriant les interactions et les techniques de performance et dévoilant les comportements des ennemis, le fonctionnement du moteur de jeu et la présence d’espaces et d’objets cachés.

À ce stade-ci, ce que j’ai décrit pourrait donner l’impression que le visiteur-utilisateur n’a qu’à naviguer dans un système de fichiers informatiques ou sur un juke-box pour choisir parmi une sélection d’extraits vidéo choisis, enregistrés et édités. La clé du Game Inspector, en fait, c’est la façon dont ces matériaux sont présentés. Ainsi, les séquences de jeu illustratives ne sont pas décontextualisées, mais plutôt étroitement liées aux espaces de jeu comme lieux de ces performances (ou, dans certains cas, aux espaces que celles-ci génèrent). Comme l’illustrent les figures 1 à 3, ce lien et cette contextualisation sont possibles en faisant de la « carte » du niveau de SMB1 l’appareil central d’organisation et de navigation de l’information.

L’image supérieure de la figure 1 montre une « carte » de l’ensemble du Monde 1-2 de SMB1. Il faut d’abord noter que le jeu original lui-même ne donne jamais accès à telle vue globale du niveau. En effet, il n’y a pas un seul actif qui englobe la totalité de l’espace du niveau. L’image ici est en fait un composite construit en combinant les données affichées à l’écran à mesure qu’on se déplace dans le niveau. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que les premiers commentaires sur les Game Inspectors de SMB1 et de Sonic1 notaient à quel point cette carte synoptique navigable était utile aux participants pour leur permettre de comprendre et d’analyser l’espace de jeu différemment. Pour beaucoup, y compris les joueurs qui disaient bien connaître la Green Hill Zone, cette nouvelle vue était franchement inhabituelle et révélait une dimension verticale aux niveaux qui n’était pas apparente depuis le point de vue du jeu.

Sur ces cartes est superposée une couche d’icônes « Game Inspector » situées à des points spécifiques se rapportant à des séquences que l’on peut faire jouer. Ce rapport à l’espace est crucial parce qu’il assure une continuité entre l’espace produit et parcouru dans le jeu et les différents moments de performance, de conception ou de prouesse technique enregistrés dans nos données documentaires originales.

En adoptant le niveau comme unité de base et en utilisant la carte pour organiser et répartir les différents éléments d’interprétation d’une manière spatialement cohérente et adaptée au contexte, le Game Inspector du Monde 1-2 crée un espace navigable où il devient facile d’explorer différentes façons de jouer. Il est important de noter qu’en se concentrant sur la navigation dans l’espace plutôt que sur la nécessité de jouer pour progresser, cette exploration permet de tenir compte des différents styles de jeu et des trajets mutuellement exclusifs, démontrer des techniques difficiles qui dépendent à la fois de la compétence et de la chance, dévoiler des zones cachées et illustrer les caractéristiques exploitables de la conception et les caprices du fonctionnement du système. En se basant sur ce principe et l’interprétation conceptuelle de SMB1 à l’aide de méthodes documentaires, les possibilités d’analyse et de démonstration de la malléabilité du jeu, ou de sa construction en tant qu’objet de design (parfois imparfait), sont considérables.

Après avoir annoté la carte composite du jeu, une révision ultérieure du Game Inspector (avant son lancement à la NVA) a permis d’élargir les informations sur les détails et le contexte en exploitant plus efficacement la navigation sur l’axe Z. Ainsi, en faisant un zoom arrière au-delà du point où le niveau remplit tout l’écran, l’utilisateur met en évidence des couches d’informations contextuelles relatives, notamment, à la plateforme, à la publicité, au marketing et à la réception du jeu étudié et sa relation avec d’autres titres, soit de la même série, en concurrence ou encore sur lesquels il a exercé une influence. Plus l’utilisateur augmente le zoom arrière, plus il s’éloigne des menus détails de la performance de jeu ou de la conception du niveau. L’intention derrière cette approche de navigation sur l’axe Z était de la lier conceptuellement à l’idée selon laquelle il faut « se rapprocher » pour apprendre des informations de plus en plus détaillées ou pointues. La figure 1 montre une version en développement du Game Inspector de SMB1 qui inclut le visuel de la fonction « zoom arrière ».

 

Réflexions sur l’expérience du Game Inspector

D’une certaine manière, le Game Inspector sous sa forme actuelle est une proposition relativement simple. Il présente une carte navigable recouverte de divers éléments audiovisuels et textuels liés à des emplacements pertinents dans l’univers du jeu. Cet arrangement invite à observer les différentes manières dont le jeu est conçu et joué, et nous rappelle que la jouabilité est un dialogue continu et cocréateur entre le développeur, le joueur et le code source (voir Banks 2013). Il peut, en outre, être construit en HTML5 avec des séquences audiovisuelles enregistrées par captures d’écran d’un ordinateur ou d’une console. Bien sûr, on pourrait y inclure une myriade d’autres outils pour enregistrer les saisies sur la manette, les mouvements oculaires ou la fréquence cardiaque du joueur (de la même manière dont on le fait sur Twitch, par exemple), et ces éléments figurent tous sur la feuille de route du développement de la NVA. Enfin, une version conçue pour la réalité virtuelle pourrait être déployée dans les salles du musée afin d’offrir différents types d’interactions, d’immersion et d’exploration dans l’espace de jeu. Néanmoins, quelles que soient les spécificités de sa mise en œuvre technique, l’idée reste relativement simple. En effet, elle a été inspirée des techniques de présentation PowerPoint et Keynote qu’Iain Simons (le codirecteur de la NVA) et moi avons développées au cours d’une décennie de séminaires et de conférences.

Sur le plan conceptuel, je suis d’avis que le Game Inspector occupe — et crée — un espace intéressant qui facilite le dévoilement de perspectives significatives sur les pratiques de conception et de performance de jeu, sans toutefois offrir ni exiger de jouer en temps réel. En ce sens, il répond à l’objectif de la NVA de trouver un moyen accessible et inclusif d’explorer la complexité des jeux qui encourage et récompense la curiosité. En tant qu’expression de ce que j’ai appelé de manière générale « la préservation de la performance du jeu », il est fondé sur l’affirmation selon laquelle le jeu est trop important pour n’être que le résultat d’un effort de préservation ou d’interprétation et doit devenir l’objet et le centre d’intérêt de cette activité. De plus, il émane d’une discussion — et, nous l’espérons, y contribue — sur l’importance du jeu dans les études vidéoludiques (et leur histoire). En réponse à l’idée qui dit que « pour comprendre les jeux vidéo, il faut y jouer », le projet Game Inspector pourrait être vu comme entièrement basé sur le rejet d’une telle prémisse. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’éthique du Game Inspector positionne l’action de jouer comme une problématique à contourner. Certes, cette idée semble provocatrice et on pourrait reprocher au Game Inspector d’adopter le mandat contradictoire d’animer les jeux d’un souffle de vie tout en servant d’obstacle ou de barrière à leur compréhension.

Cela étant dit, je soutiendrais que le Game Inspector s’intègre à un projet fondé sur la reconnaissance du fait que les jeux sont compris, et peut-être même constitués, par l’action de jouer. En effet, le Game Inspector est construit autour de la présentation des multiples tentatives de jeu possibles, ayant chacune le pouvoir de refaire et reconfigurer le jeu vidéo en une nouvelle entité. Étant donné que ces possibilités dépendent majoritairement de la compétence du joueur et d’une connaissance intime de la technique, des systèmes et des bogues du jeu, souvent mutuellement exclusifs dans leur exécution, le fait de colliger ces éléments en une ressource explorable est d’une grande utilité potentielle. Comme il favorise la présentation de ces tentatives multiples, le Game Inspector répond à la thèse selon laquelle la jouabilité future pourrait révéler ou rétablir la polysémie des jeux.

Bien que les notions de configuration et de transformation du jeu soient au cœur du Game Inspector, le projet soulève nécessairement des questions importantes quant au moment auquel on jouera à ce jeu et à qui reviendra la tâche d’y jouer. Au moment d’écrire ces lignes, Sonic1 et SMB1 demeurent jouables, mais sous forme d’émulation payante et par le biais d’interfaces différentes (la plateforme mobile « Sega Forever » et la mini-console NES Classic, par exemple). En effet, comme l’atteste le record de vitesse de complétion de SMB1 établi par darbian en 2016, on découvre toujours de nouvelles techniques et de nouveaux exploits. Ainsi, le bassin de ressources vidéoludiques et interprétatives disponibles ne cesse de croître. Cependant, si nous nous projetons au-delà des prochaines générations de consoles et de logiciels et jusqu’au prochain millénaire, nous ne pouvons être certains que ces jeux et systèmes resteront jouables de la même manière.

Dans ce contexte, le Game Inspector est aussi un projet qui prédit la fin de la jouabilité et cherche à créer une matrice de citation complexe qui s’appuie sur les performances de jeu tant qu’elles sont disponibles. Bien entendu, nous ne prédisons pas catégoriquement la fin de SMB1, mais plutôt que sa « vie » jouable est une période finie qui doit être documentée, enregistrée et analysée. Ancré dans la spatialité du jeu ou du niveau et présentant des données audiovisuelles et textuelles qui suggèrent l’ampleur des lectures critiques et des investigations menées tout autant par les spécialistes du jeu, les concepteurs et les joueurs, les premiers modèles du Game Inspector de la NVA constituent une première étape dans ce périple.

 

Prochaines étapes…

Bien entendu, si le Game Inspector présente un certain nombre d’avantages potentiels en ce qui a trait aux pratiques d’exposition, d’interprétation et de citation, il comporte aussi des limites à la fois pragmatiques et conceptuelles. De toute évidence, comme nous l’avons noté plus haut, le Game Inspector, dans sa forme actuelle, est une itération de préservation de la performance de jeu basée sur une approche particulière des études vidéoludiques privilégiant certains types d’interactions entre les joueurs et l’objet de conception et de programmation. Toutefois, cela n’écarte pas la possibilité d’incorporer d’autres contenus dans un projet de citation comme celui-ci, bien que le terme « préservation de la performance du jeu » se révélerait un descripteur de moins en moins adéquat dans de telles circonstances.

De plus, le travail de préservation (de la performance) du jeu soulève inévitablement les questions toujours aussi complexes de la propriété intellectuelle, dont les limites et solutions potentielles varient d’un territoire à l’autre (voir Maier 2015). La complexité de ces questions pose problème aux titulaires de droits eux-mêmes, comme le note Cifaldi (2016) en ce qui concerne le débat entourant la provenance de la ROM de SMB1 utilisée par la console virtuelle de Nintendo. De plus, Lastowka (2013) note qu’il existe même certaines discussions (Burke 2013, notamment) sur la possibilité de protéger les performances des joueurs par le droit d’auteur, même si cela semble peu probable à l’heure actuelle étant donné le précédent des performances sportives. Néanmoins, l’incertitude soulignée par l’EFGAMP (2015) et d’autres entités justifie certainement le besoin de travailler avec des développeurs qui possèdent leur propre PI. Par ailleurs, la collaboration de la NVA avec boneloaf sur le Game Inspector de Gang Beasts a fourni un accès fructueux au matériel de développement et à des versions personnalisées du jeu présentant des routines d’animation et de détection de collisions. Tout cela nous rappelle la difficulté de trouver une approche universelle et la nécessité d’adapter le modèle interprétatif au(x) jeu(x) à l’étude.

La réflexion sur ces questions se poursuit et, bien que le présent article se concentre sur la conception d’expositions interprétatives pour les jeux 2D, le Game Inspector adopte pour les titres 3D — y compris ceux de la série LEGO de Traveller’s Tales et WB Games — une approche différente qui contourne l’idée de la carte comme modèle d’organisation et qui ressemble plutôt aux « commentaires du réalisateur » d’un DVD. Ici, les notes et annotations demeurent superposées aux séquences de jeu enregistrées, mais celles-ci, contrairement au commentaire du réalisateur, sont mises sur pause, rembobinées et zoomées dans le cadre du processus d’interprétation.

En effet, en avril 2017, nous avons inauguré une nouvelle exposition célébrant le travail des jumeaux Oliver et de la série de jeux « Dizzy », offerte sur une multitude de plateformes informatiques des années 1980 jusqu’à aujourd’hui.

Pour l’exposition, les Oliver nous ont donné un accès complet à leurs archives physiques et numériques, y compris tous les documents de conception soigneusement archivés pour chacun de leurs jeux commercialisés (et certains prototypes inédits). La majorité de ces documents ont été méticuleusement dessinés à la main sur du papier quadrillé. Dans les cartes de chaque jeu, une feuille quadrillée représente un écran, avec les puzzles, solutions et trajets annotés (et parfois des indices de révisions là où les lignes au crayon ont été effacées et redessinées). Contrairement au Monde 1-2 de SMB1, pour lequel nous avons dû assembler une carte de l’ensemble de l’espace numérique et ses éléments graphiques, nous avions ici accès aux feuilles de planification originales. À cet égard, le Game Inspector de Dizzy différait un peu de nos expositions précédentes, parce qu’il se concentrait plus explicitement sur le processus de conception, sur les mécaniques du jeu et sur le processus de traduction du papier aux pixels.

La carte du Game Inspector de Dizzy, telle qu’illustrée à la figure 5, est basée sur une reproduction à grande échelle de la carte dessinée à la main par les concepteurs pour Dizzy III (la carte originale est exposée sous un plexiglas à côté du Game Inspector). Chaque scène-écran rencontrée et expérimentée dans le jeu est littéralement cartographiée avec les détails de l’environnement et ses puzzles, donnant une idée claire de la manière dont elle s’assemble aux autres pour créer le monde. Il est important de noter que, comme dans le cas du Game Inspector de SMB1, il ne s’agit pas d’une vue à laquelle on aurait normalement accès à moins d’avoir, à l’instar de nombreux joueurs, cartographié ses progrès dans le jeu pour en tracer les interconnexions (et, par le fait même, inverser le processus de conception original des jumeaux Oliver).

Figure 5. Le Game Inspector de Dizzy. En haut à gauche : les cartes dessinés à la main par les jumeaux Olivier. En bas au centre : la carte élargie avec un lecteur NFC et des accroches pour des carreaux liés au NFC. En haut à droite : Toucher les carreaux déclenche des vidéos de ce segment du jeu. En bas à droite : trois captures d’écran de la même séquence (Spectrum, C64 et Amstrad CPC)

 

Afin d’illustrer le processus de traduction des documents de planification jusqu’au jeu, le Game Inspector de Dizzy utilise la technologie CCP pour permettre aux visiteurs de « retirer » des sections de la grande carte, de les enregistrer sur le lecteur personnalisé et de révéler la séquence vidéo capturée à ce point dans le jeu. En capturant des images du jeu final et en les exécutant à l’aide d’un fac-similé du papier quadrillé des Oliver doté d’une puce CCP, les visiteurs peuvent voir exactement comment ces scènes et puzzles méticuleusement construits apparaissent sous forme de pixels. Ils voient également comment ces puzzles peuvent être résolus dans le jeu final, puisque les séquences sont tirées de différentes (con)versions de Dizzy III, y compris celles sur Amstrad CPC, Commodore 64, ZX Spectrum et PC.

En tant que telle, l’exposition met en lumière les multiples instances d’un même jeu et invite le visiteur à les comparer (voir Stuckey 2015; Newman 2012b). De plus, l’exposition permet de déterminer les endroits où le jeu final s’écarte des plans; parfois ce sont des ajustements effectués à la suite de tests, et parfois ils révèlent des interactions entre la conception, le code et le moteur de jeu. Une chute de deux carrés dans un puits, par exemple, ne nécessite pas deux écrans distincts. En effet, en réutilisant deux fois les données numériques du puits, on accomplit le même travail en économisant mémoire et espace de stockage.

En s’éloignant des cartes 2D, des plans et des écrans de la série Dizzy, et en réfléchissant de façon plus spéculative, le fait de s’appuyer sur les pratiques d’investigation et les outils des moddeurs ouvre de nouvelles portes pour explorer les jeux 3D. En déployant des outils de piratage donnant au joueur le contrôle de la caméra et lui permettant de passer à travers des objets habituellement solides (des modes parfois appelés « no clipping » lorsqu’ils sont implantés comme techniques de triche dans les jeux à la première personne), les environnements et les modèles 3D peuvent être explorés plus librement que dans des conditions de jeu normales. En subvertissant les limites liées au mouvement et au point de vue du joueur, de tels outils transforment des environnements autrement restrictifs en un matériau malléable permettant d’explorer l’espace et de dévoiler la logique systémique sous-jacente à ou au-delà de la performance narrative ou ludique. Ces techniques et outils offrent potentiellement les mêmes possibilités d’organisation et d’interprétation que la carte 2D du Game Inspector de SMB1. En présentant des perspectives et des points de vue littéralement inaccessibles par d’autres moyens et, surtout, en dissociant la caméra et le mouvement du joueur ou du personnage, ils reconfigurent l’univers de jeu en une arène navigable. La série « Boundary Breaking » de Shesez sur YouTube, par exemple, présente justement ces techniques de clipping et de manipulation de la caméra à des fins d’exploration de l’environnement et d’analyse des paramètres selon lesquels apparaissent les personnages et les ennemis (https://www.youtube.com/user/PencakeAndWuffle/). De tels outils élargissent le vocabulaire de ceux qui mettent en pratique la préservation et ouvrent la voie à l’exploration et la capture par « no clippling » ou « caméra magique », à la fois comme base pour l’annotation ou l’analyse et comme partie intégrante de la série de documents d’interprétation possibles.

Enfin, alors que la préservation de la performance et les Game Inspectors sont fondés sur le principe selon lequel les jeux ne sont pas des entités ludiques statiques, mais continuent plutôt d’être explorés, déconstruits et recréés (à la fois en étant réédités sur de nouvelles plateformes ou en étant reconfigurés par le jeu exploratoire), il existe un danger de caractériser à tort cette malléabilité comme un acte historique. Bien sûr, la jouabilité continue de SMB1, que ce soit par émulation ou sur de nouvelles plateformes, fait en sorte que l’histoire du jeu continue d’adopter de nouveaux contextes et de nouvelles significations en cours de route. La prise en compte de la longévité et des réincarnations des jeux vidéo est la clé de ce projet de préservation documentaire et interprétatif, celui-ci devrait donc s’attarder tout autant à la signification de SMB1 en 2085 qu’en 1985. De cette façon, je suis d’avis que le Game Inspector en 2085 devrait étudier — et capturer — les réponses, réactions et performances des joueurs qui découvrent SMB1 tel qu’il a été conservé sous émulation.

Indépendamment des implémentations actuelles ou des directions que prendront les équipes de la NVA ou d’autres qui approfondiront ce travail, les Game Inspectors ont réussi, entre autres contributions clés, à concrétiser une approche d’interprétation, d’exposition et de citation des jeux basée sur la capture de la performance ancrée dans la spatialité de l’univers du jeu. L’approche ratisse large dans sa recherche de ressources interprétatives et illustratives et jongle avec un certain nombre de conceptions du jeu apparemment contradictoires et provocatrices. En fin de compte, le Game Inspector reconnaît simultanément la puissance transformatrice, créatrice et configuratrice du jeu, ainsi que sa nature limitée dans le temps par rapport à des instances spécifiques de jeux et de textes « instables ». De façon plus importante encore, l’action de jouer est à la fois constituante du « jeu » sous ses formes multiples et un obstacle à l’accès et à la compréhension. Bien entendu, substituer la jouabilité par des séquences préenregistrées pose le défi de définir les limites et l’effet de l’agentivité du joueur livrant la performance. Dans les mises en œuvre actuelles du Game Inspector, la traduction du jeu interactif en vidéo permet d’utiliser des techniques de montage qui rendent la séquence malléable et fluide. Le guide d’exposition Jump! Special Exhibition Guide de la NVA (2015) va peut-être un peu trop loin en affirmant que « nous avons joué aux jeux pour que vous n’ayez pas à le faire », mais l’idée selon laquelle il est impossible de jouer simultanément de toutes les façons permises par le jeu demeure convaincante et continue de guider notre recherche et notre pratique.

 

Remerciements

La traduction de cet article a été rendue possible grâce au soutien financier du Arts and Humanities Research Council (Royaume-Uni)

 

Bibliographie

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Notes

[1] L’équipe d’ingénieurs, de chercheurs et de commissaires de la NVA inclut Iain Simons, Alex Roberts, Jason Tomlinson et Allen Coombes.

[2] Le Game Metadata and Citation Project (GAMECIP), financé par l’IMLS, est un groupe de recherche sur les métadonnées et les pratiques de citation des jeux vidéo dans les collections institutionnelles. C’est une initiative conjointe de la UC Santa Cruz Library, la UC Santa Cruz Computer Science et la Stanford University Library. https://gamecip.soe.ucsc.edu/