Allier la crédibilité du commissaire, du collectionneur et du joueur. La campagne de sociofinancement du Musée Finlandais du Jeu et la création d’une communauté dédiée au patrimoine vidéoludique

Numéro spécial, août 2018

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JAAKKO SUOMINEN, ANNA SIVULA, MARIA B. GARDA
Université de Turku

Traduit de l’anglais par Geneviève Has et Dominique Pelletier

 

Résumé
La visée de cet article est d’explorer l’émergence et l’autorisation du patrimoine culturel vidéoludique en lien avec le processus de développement d’un musée vidéoludique. Pour ce faire, nous avons étudié la campagne de sociofinancement du Musée Finlandais du Jeu (MFJ) et analysé la façon dont la communication en construit et reflète la communauté liée au patrimoine des jeux numériques et le rôle des différents acteurs avec la crédibilité et le savoir-faire pour y contribuer. Nous comparons également la campagne du MFJ à celles d’autres musées vidéoludiques afin d’identifier ce qui distingue trois types de crédibilités : celle du commissaire, celle du collectionneur et celle du joueur, ainsi que leur lien au succès culturel et financier de ces projets.

Mots-clés: histoire des jeux vidéo, musée, sociofinancement, communauté patrimoniale, patrimoine émergent

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Le Musée Finlandais du Jeu (MFJ) a ouvert ses portes au grand public en janvier 2017. Les jeux qu’il expose sont présentés au sein de différents espaces d’exposition, comme des salles d’époque, des couloirs de présentation chronologique et une arcade. Le musée se consacre principalement aux jeux finlandais (environ 70 % des titres exposés) numériques ou non et aux différentes cultures vidéoludiques finlandaises. Cependant, le musée ne manque pas de faire référence au contexte historique international entourant les jeux, puisqu’il commente la réception locale de certains titres étrangers, notamment en présentant les jeux qui ont été populaires ou bien reçus en Finlande (concernant l’exposition, voir Korkeamäki et collab., 2017). Le musée situé à Tampere a pu être créé grâce à la détermination de plusieurs institutions locales et de nombreux acteurs du patrimoine vidéoludique, comme le Rupriikki Media Museum, le groupe de collectionneurs Pelikonepeijoonit, la University of Tampere et la ville de Tampere[1].

Figure 1. Les salles d’époque du Musée Finlandais du Jeu.
Photo prise à la journée d’ouverture réservée aux contributeurs de la campagne
de sociofinancement. Décembre 2016. (crédit : Jaakko Suominen)

 

Pour soutenir la création du musée, le comité organisateur a lancé une campagne de sociofinancement en 2015 sur Mesenaatti.me, la première plateforme de sociofinancement basée sur les récompenses et la plus importance en Finlande. Celle-ci se spécialise dans les projets artistiques et culturels (Lasrad et Lugmayr 2013, p. 198). La campagne s’est déroulée sur une période de six mois, entre le 31 mars et le 30 septembre 2015, a amassé 85 860 € et a mobilisé plus de 1 100 contributeurs (notamment des gamers, des amateurs, des chercheurs, des entreprises et des centres de recherche liés aux jeux vidéo). Les contributeurs ont reçu selon leur contribution des récompenses comme des billets d’entrée, des macarons, des billets de saison, des invitations à des événements privés et des t-shirts, entre autres. Pour les entreprises et les organismes, des forfaits Cuivre, Bronze, Argent, Or et Platine étaient offerts en plus d’autres incitatifs, dont ceux tout juste énumérés. À l’époque, il s’agissait du projet de sociofinancement le plus lucratif mené en Finlande[2]. Il est important de mentionner que la création du MFJ ne dépendait pas de la réussite financière d’une campagne de sociofinancement, mais que celle-ci était « une façon pratique et presque sans risque de démontrer en amont qu’il existe un besoin pour un musée consacré aux jeux vidéo en Finlande » (Korkeamäki et collab., 2017).

La mise en place du MFJ était un point charnière du processus d’autorisation (Roberts et Cohen 2014) du patrimoine vidéoludique de la Finlande. Le musée est un symbole de valorisation des jeux vidéo et des cultures vidéoludiques, tout en offrant une façon d’institutionnaliser leur préservation. Mikko Heinonen, membre du groupe Pelikonepeijoonit et acteur essentiel du projet de création du musée, le souligne bien dans son article (2017 a, p. 83) sur le MFJ :

À la fin de juin 2017, plus de 100 000 personnes[3] avaient visité le musée. Pour moi, c’est un rêve qui se réalise, et c’est une nouvelle preuve que les jeux, qu’ils soient traditionnels ou numériques, font aujourd’hui partie de la culture populaire et sont dignes d’être préservés. Il était temps de construire un musée consacré aux jeux vidéo et c’est ce que nous avons fait!

La visée de cet article n’est pas seulement de mieux comprendre comment (quelques) jeux vidéo et cultures vidéoludiques ont accédé au statut convoité « d’artefact devant être préservé ». Nous posons aussi des questions plus vastes concernant l’émergence d’un nouveau type de patrimoine culturel (c’est-à-dire les jeux vidéo) et à la formation d’une communauté dédiée à ce patrimoine. Par ailleurs, l’exemple du MFJ souligne l’utilité du sociofinancement comme nouvel outil de financement pour les projets patrimoniaux. Il s’agit d’une pratique qui, à nos yeux, reflète les interactions entre les différents acteurs impliqués dans le processus d’autorisation, comme les institutions publiques, les amateurs, les chercheurs, etc. Dans ces circonstances, une campagne fructueuse indique qu’une communauté patrimoniale est solidement établie. Nous estimons que pour qu’un projet muséal soit un succès, au moins trois types de crédibilités devraient entrer en jeu : (1) la crédibilité professionnelle (p. ex. : commissaires de musée, chercheurs vidéoludiques), (2) celle des amateurs (p. ex. : collectionneurs de jeux) et (3) celle des gamers (p. ex. : expérience de jeu). L’interaction de ces différentes crédibilités doit être communiquée aux acteurs et aux publics concernés en vue de créer une communauté patrimoniale solide qui saura soutenir et développer le projet muséal à long terme.

Cette analyse du projet muséal du MFJ se penche principalement sur la campagne de sociofinancement et sa présentation sur Internet. Nous tentons de répondre aux questions suivantes : Comment les crédibilités mentionnées sont-elles visibles dans la campagne? Comment les acteurs de cette campagne ont-ils favorisé la création d’une communauté dédiée au patrimoine vidéoludique et contribué au processus d’autorisation de ce patrimoine émergent? De plus, en comparant la campagne du MFJ avec celles menées par d’autres musées consacrés aux jeux vidéo, nous mettons en lumière les différences de présence et d’interaction de ces trois types de crédibilité, ainsi que l’apport respectif de chacune d’entre elles aux différents projets à l’étude.

 

La formation d’une communauté dédiée au patrimoine vidéoludique

Dans des travaux précédents, nous avons étudié l’histoire au sein des cultures vidéoludiques, l’émergence des nouvelles communautés dédiées au patrimoine, ainsi que l’intégration de concepts comme la gestion du patrimoine culturel et le volet identitaire des cultures vidéoludiques (voir Suominen, 2011a; Suominen et Sivula, 2016). Nous résumons ici quelques résultats de recherche antérieurs et proposons de nouvelles réflexions théoriques.

Puisque les jeux vidéo en sont encore aux premières étapes de leur consécration en tant que patrimoine culturel, on peut les qualifier de patrimoine émergent. Que faut-il pour qu’une chose émerge en tant que patrimoine culturel? Un artefact ou une trace du passé, comme un jeu d’ordinateur remontant au début des années 80 ne suffit pas en soi. Une relique d’un récit ou d’un souvenir, telle une liste des « meilleurs jeux vidéo du début des années 80 » non plus. Un objet devient patrimoine culturel si ce vestige du passé, matériel ou non, est reconnu pour sa valeur temporelle et si son authenticité est attestée dans le discours historique. Par ailleurs, une troisième composante de nature sociale est nécessaire pour compléter les deux premières et mener à la consécration du patrimoine culturel (voir Fig. 2). Le patrimoine culturel ne peut exister sans une communauté pour le soutenir, ou à tout le moins un groupe de participants actifs.

Figure 2. Les conditions essentielles et indissociables du processus de consécration du patrimoine culturel : histoire commune (discours); vestige du passé (artefact); expériences des participants (Sivula 2015, p. 66).

 

Le processus de consécration du patrimoine culturel commence par une tentative de donner du sens au passé (pour une discussion sur l’historicisation des jeux vidéo, voir : Suominen et Sivula 2016; Suominen 2016). En principe, tout objet reconnu comme un vestige du passé dont la valeur historique est manifeste peut être consacré comme patrimoine culturel encadré par ce processus. Les artefacts présentés au MFJ incluent non seulement des icônes de la culture numérique internationale, comme le jeu d’arcade Space Invaders (Taito, 1978), mais aussi des objets du quotidien s’inscrivant dans l’histoire locale des jeux vidéo, comme le sac à dos Commodore Amiga présenté dans une salle d’époque consacrée à la demoscene finlandaise du début des années 90. Une trace immanente du passé trouvant son sens dans l’interprétation sociale du passé (les « discours ») et appropriée par l’expérience des participants d’un groupe peut s’élever au rang de symbole (ou « lieu de mémoire[4] ») pour une communauté dédiée à un patrimoine culturel. Par exemple, l’adaptation de Snake de Taneli Armanto, un jeu populaire depuis les années 70, s’est avérée un franc succès pour le Nokia 6100 et a donné lieu à une expérience de jeu commune pour les premiers utilisateurs de téléphones mobiles (Ozler, 2005). Le jeu est aujourd’hui un symbole reconnu par plusieurs communautés dédiées au patrimoine culturel, plus particulièrement celles en Finlande, puisque Nokia est une entreprise finlandaise (voir Fig. 3).

Figure 3. Une version géante du jeu Snake sur le Nokia,
présenté à la journée d’ouverture du MFJ, décembre 2016. (crédit : Jaakko Suominen)

 

Une communauté dédiée au patrimoine culturel est un groupe régional ou transrégional qui rappelle, rassemble, étudie et restaure les manifestations de son histoire pour entretenir le savoir d’un passé partagé, un présent commun et un avenir collectif (voir notamment Durkheim et Mauss, 1903; Bellah et collab., 1985, p. 153; Bohman, 2003, p. 9–24; Assmann, 1992, p. 293; Schwartz, 1996, p. 279-282; Sivula, 2014, p. 44–47; Sivula, 2015, p. 64–67). Chaque communauté s’articule autour de l’identité historique de chacun de ses membres, ainsi que de l’identité historique qu’ils partagent. Ce travail identitaire peut se comprendre comme une sorte de « colle sociale » qui unit les participants et leur insuffle un sentiment d’appartenance. Le projet de musée et la campagne de sociofinancement sont des exemples pratiques du travail identitaire. Émerge alors le patrimoine culturel cultivé grâce à ce travail identitaire, à l’intersection des interprétations de l’histoire, de ses manifestations et de la conscience sociale d’un collectif (voir Fig. 4).

Figure 4. Les fonctions du travail identitaire d’une communauté dédiée
à un patrimoine culturel : historiciser le travail identitaire; monumentaliser
le travail identitaire; s’approprier le travail identitaire (Sivula, 2015)

 

Le travail identitaire d’une communauté dédiée au patrimoine culturel est un système à triple fonction. La première consiste à (1) historiciser les traces et symboles, matériels ou non, du passé, de même que l’expérience des participants. Dans plusieurs cultures vidéoludiques, ce processus a été largement mis en pratique par des historiens engagés et par des cercles de retrogaming tandis que des collectionneurs ont commencé à documenter l’histoire des jeux vidéo. La seconde s’articule autour du processus de (2) monumentalisation des traces, des symboles et des interprétations du passé. Nous avons déjà analysé cette pratique en étudiant le premier jeu vidéo pour ordinateur lancé sur le marché en Finlande (Suominen et Sivula, 2016), mais la canonisation de 100 jeux vidéo finlandais marquée par leur intégration à l’exposition du MFJ (voir Korkeamäki et collab., 2017) en est un autre exemple probant. Enfin, la troisième consiste à (3) s’approprier les interprétations et les traces du passé (Sivula, 2015). Ces trois types de travail identitaire s’entrecroisent au cœur du processus de consécration du patrimoine culturel; si l’une de ces fonctions n’est pas remplie ou si le travail identitaire est perturbé, le fonctionnement de la communauté en sera affecté négativement (Sivula, 2015, p. 66).

Nous estimons que la dynamique d’une campagne de sociofinancement qui se consacre à un patrimoine culturel reflète les interactions qui ont lieu au sein de la communauté qui s’en occupe. Si la communauté fonctionne bien, le projet a toutes les chances de réussir. Il va sans dire que si la communauté en est aux premières étapes de consolidation et que le travail identitaire ne fait que commencer, un projet d’envergure comme la création d’un musée pourrait s’avérer prématuré. Ainsi, les organisateurs d’une telle campagne se doivent de bien comprendre les besoins réels et immédiats de la communauté ciblée et de s’assurer d’y répondre. Un projet dont l’objectif n’est pas lié au statu quo qui ne contribue pas au processus de consécration du patrimoine culturel éprouvera de la difficulté à obtenir du soutien. Nos recherches montrent que les initiatives qui prennent naissance à l’extérieur d’une communauté préexistante ou qui visent des objectifs commerciaux plutôt que de contribuer au travail identitaire ont peu de chances de se voir financées. En quelque sorte, une campagne de sociofinancement pour un musée consacré aux jeux vidéo met en lumière l’interaction des différents acteurs et groupes impliqués dans le processus de consécration du patrimoine émergent.

On fait souvent référence aux formes de patrimoine culturel établies, comme les objets exposés dans des musées financés par le secteur public ou comme des lieux ayant obtenu une reconnaissance officielle sur le plan national ou international, comme patrimoine autorisé (concernant le discours sur le patrimoine autorisé [DPA], voir Smith 2006). La création d’un musée consacré aux jeux vidéo est un exemple où des éléments de patrimoine culturel émergent non autorisés et officieusement autorisés évoluent vers le statut officiel de patrimoine autorisé. Il est toutefois important de garder à l’esprit que l’issue de ce processus n’est pas obligatoirement le passage au statut de patrimoine autorisé (voir l’analyse de la patrimonialisation de la musique populaire au R.-U., Roberts et Cohen, 2014).

 

Le sociofinancement des musées consacrés aux jeux vidéo

Dans les dernières années, le sociofinancement a prouvé sa viabilité à titre de moyen de financement et est effectivement utilisé par de nombreuses institutions consacrées au patrimoine à travers le monde, ce qui inclut plusieurs musées. Les campagnes de sociofinancement peuvent servir à élargir (Margarone, 2013), à restaurer (Klein, 2016) et à numériser (McKenzie, 2013) des collections préexistantes ou à en créer de nouvelles (Indiegogo, 2013). L’une des campagnes de ce type ayant connu le plus de succès, et de loin, a amassé près de 2 000 000 $ et a mené à la création du Tesla Science Center à Wardenclyffe, Long Island, aux États-Unis[5]. Cependant, toutes les campagnes ne connaissent pas nécessairement le même succès. En fait, la plupart n’atteignent pas leurs objectifs. Le taux de succès actuel des campagnes sur Kickstarter (en 2017) ne dépasse pas les 36 %. Nos recherches suggèrent que le taux de succès pour les projets de musées consacrés aux jeux vidéo est encore plus bas[6].

La majorité des campagnes de sociofinancement associées aux cultures vidéoludiques visent la conception de jeux vidéo. En fait, on trouve parmi les campagnes les plus lucratives des projets tirant profit de la nostalgie et s’employant à faire revivre des genres du passé (voir Gilbert, 2017)[7]. Puisque, de nos jours, les communautés de gamers sont souvent dépendantes des médias sociaux, elles semblent être la cible idéale pour les initiatives de sociofinancement. Pour les besoins de cette analyse, nous avons recensé plusieurs campagnes de sociofinancement liées à des musées consacrés aux jeux vidéo lancées un peu partout à travers le monde au cours des dernières années. Certaines de ces initiatives ne dépassaient pas l’envergure locale, tandis que d’autres entretenaient plutôt l’ambition de devenir des centres nationaux pour la conservation de l’histoire des jeux vidéo. La plupart de ces campagnes de sociofinancement n’ont pas atteint leurs objectifs, mais dans plusieurs cas, les objectifs à long terme ont été atteints, malgré cet échec. Il est donc essentiel d’observer comment ces différentes communautés dédiées au patrimoine vidéoludique abordent le travail identitaire qui fait partie de la création d’une campagne de sociofinancement, puisqu’elles proviennent de différents horizons et sont à différentes étapes du processus de patrimonialisation.

Notre recension des projets de musée consacré aux jeux vidéo a dénombré 18 campagnes sur Kickstarter entre 2011 et 2016. Les projets ont été sélectionnés avec une recherche sur le site de Kickstarter à l’aide des mots-clés suivants : « game museum », « video game museum » et « videogame museum ». Nous avons ensuite éliminé les projets hors sujet, comme les jeux de table mettant en scène des musées. Près de 85 % des campagnes trouvées sur Kickstarter étaient basées aux États-Unis, et seulement trois projets provenaient d’autres pays : le Canada, le Royaume-Uni et le Pérou. Pour obtenir un échantillon plus étoffé de campagnes se basant à l’extérieur des États-Unis, nous avons sélectionné individuellement six campagnes sur des plates-formes de sociofinancement locales en République tchèque, en Nouvelle-Zélande, en Espagne, en Pologne et au Portugal. Cette sélection supplémentaire s’appuie sur notre expertise à titre d’historiens des jeux vidéo, et nous n’avons eu accès qu’aux projets dont la promotion était effectuée dans certaines langues européennes. Au total, nous avons étudié 26 campagnes de sociofinancement consacrées au patrimoine vidéoludique, en incluant le MFJ. Nous présenterons plus avant deux de ces projets, l’un provenant des États-Unis, l’autre de la Pologne.

La plupart des projets proposés sur Kickstarter étaient basés aux États-Unis et liés au patrimoine des jeux vidéo étatsuniens. Les exemples les plus anciens que nous avons analysés remontent à 2011. Puisque Kickstarter a été lancé en 2009 et que le sociofinancement par récompense a pris son essor au début des années 2010 (Freedman et Nutting, 2015), il s’agit d’un début relativement précoce. Cela dit, l’institutionnalisation de la préservation des jeux vidéo en Amérique du Nord (Guins, 2014, p. 5–6) a commencé bien avant. Par exemple, la communauté derrière le projet du Videogame History Museum (Kickstarter, 2011) s’est constituée vers le milieu des années 90 et a contribué à l’autorisation officieuse du patrimoine vidéoludique pendant de nombreuses années. Ce groupe consacré au retrogaming est connu pour avoir organisé la Classic Gaming Expo (1999-2014) qui, selon ses membres fondateurs, était « le plus grand et le plus important événement mondial à rendre hommage aux gens, aux systèmes et aux jeux des jours passés » (Classic Gaming Expo, 2017). La crédibilité acquise au fil de 15 années consacrées à la présentation d’une exposition itinérante et aux collaborations continues avec l’industrie des jeux vidéo[8] a porté fruit : le projet a atteint son objectif initial de 50 000 $ et a obtenu le soutien de 356 contributeurs. La plupart d’entre eux provenaient de diverses régions des États-Unis (79 %); les autres provenaient d’un peu partout à travers le monde, dont deux de Finlande.

Le projet du Videogame History Museum a été lancé sur Kickstarter le 4 juillet 2010. La date de lancement du projet, le Jour de l’Indépendance aux États-Unis, ne semble pas être une simple coïncidence puisque les documents promotionnels du projet faisaient directement référence à la préservation d’Americana (Kickstarter, 2011). Cette préoccupation pour l’histoire nationale des jeux vidéo est visible dans le travail identitaire continu qu’effectue cette communauté. La campagne promettait de fonder un musée permanent dans les huit ans et les créateurs ont tenu promesse. Lorsque l’institution a finalement ouvert ses portes à Frisco au Texas en 2016, son nom était passé de Videogame History Museum (au cours de la campagne Kickstarter) à National Museum of Videogames[9]. Il faut souligner qu’un musée national consacré aux cultures vidéoludiques existait déjà aux États-Unis, le Musée national du jeu Strong[10]. Cependant, la superficie de ce pays est suffisamment importante pour permettre à plusieurs institutions consacrées à des thèmes similaires de cohabiter sans risquer une proximité géographique trop étroite. Par exemple, la Californie compte plusieurs musées exposant des jeux, dont deux institutions privées ayant utilisé le sociofinancement avec des résultats mitigés : le Museum of Art and Digital Entertainment, et le Museum of Paintball.

Si Kickstarter est une plate-forme essentiellement étatsunienne, quelques-uns des projets de musée, comme nous l’avons déjà mentionné, provenaient d’autres pays. Il est intéressant de noter qu’aucun de ces projets n’a atteint son objectif. S’il est possible que la barrière linguistique ait joué un rôle important dans un cas répertorié basé au Pérou, la contribution locale à une plate-forme de sociofinancement semble tout de même un facteur de réussite important. Dans le cadre de nos recherches, Kickstarter s’est avéré, à tout le moins en ce qui concerne les campagnes que nous avons recensées, une plate-forme régionale, se concentrant sur les États-Unis. En somme, si les communautés s’intéressant au retrogaming peuvent, sous plusieurs aspects, être qualifiées de transrégionales, il n’en reste pas moins qu’un projet muséal est avant tout au service des communautés dédiées à un patrimoine local.

Le second cas répertorié ici concerne une campagne de sociofinancement visant à fonder un musée consacré aux jeux vidéo à Wroclaw, en Pologne. La chronologie propre à l’histoire des jeux vidéo dans les pays de l’ex-bloc de l’est diffère du discours dominant de l’industrie vidéoludique étatsunienne. En conséquence, le processus de patrimonialisation et celui de l’autorisation du patrimoine vidéoludique possèdent eux aussi une chronologie différente. Les communautés dédiées au retrogaming qui pourraient se comparer aux réseaux entourant la Classic Gaming Expo ont commencé à émerger en Pologne vers la fin des années 2000. Depuis, la scène polonaise de retrogaming a engendré une communauté locale très active et diversifiée. On y trouve des musées itinérants[11] et des expositions permanentes se consacrant en partie[12] ou totalement[13] aux jeux vidéo. D’autres projets permanents sont aussi en cours[14]. Toutefois, Wroclaw est le seul endroit où l’on a eu recours au sociofinancement.

Au cours des dernières années, pas moins de quatre campagnes de sociofinancement ont visé à créer un musée consacré aux jeux vidéo à Wroclaw. Les trois premières tentatives ont été menées en 2014 et 2015 par un groupe d’amateurs jusqu’alors inconnu dans les cercles de retrogaming nationaux. Cette initiative a suscité la controverse et les membres ont été critiqués pour leur manque d’expérience et le fait qu’ils n’avaient aucune collection (notamment, Yeti, 2015). Chaque version du projet reposait sur l’acquisition des artefacts et la mobilisation des ressources nécessaires à celle-ci. Bien que les fondateurs aient réussi à obtenir le soutien de plusieurs entreprises de jeux vidéo polonaises et de sites web, aucune collaboration n’a eu lieu avec la communauté déjà établie. Enfin, après avoir obtenu peu de soutien financier pour chacune des trois campagnes, le projet a été annulé. Ce dénouement est une possible conséquence du manque de crédibilité dans les trois domaines susmentionnés. Les parties impliquées manquaient d’expertise institutionnelle et d’expertise en retrogaming. Par conséquent, la valeur des campagnes proposée aux communautés du patrimoine vidéoludique, qu’elles soient locales ou non, n’était pas suffisante pour que celles-ci atteignent leurs objectifs de financement.

Worclaw est aussi le berceau de l’un des groupes de retrogaming actifs en Pologne, le fameux Retrogralnia. En 2017, le groupe a organisé une campagne de sociofinancement très réussie pour soutenir la croissance du Museum of Games and Computers of the Past Era. L’objectif de la campagne était plus réaliste et les contributeurs ont fourni de l’argent supplémentaire pour la rénovation de locaux permanents pour la collection que le groupe possédait déjà. Le discours et la promotion entourant le projet faisaient tous référence à la nostalgie vidéoludique avec l’esthétique 8-bit et les années 80 (voir Boym, 2001; Garda, 2014 b) en vue d’atteindre un public plus vaste. Le patrimoine émergent lié aux jeux vidéo polonais s’appuie sur une communauté importante et dévouée, mais sa reconnaissance par les institutions patrimoniales officielles n’en est qu’à ses débuts. Même s’il n’existe pas d’institution nationale qui s’emploie systématiquement à des activités historiographiques, à l’exception des pratiques de conservation prévues par la loi mises en œuvre par plusieurs bibliothèques (Garda, 2014a), plusieurs musées montrent un intérêt grandissant pour les expositions de jeux électroniques. Il ne fait aucun doute que le succès connu par l’industrie polonaise des jeux vidéo et celui de son principal produit d’exportation, la franchise the Witcher (2007 –) ont eu une influence non négligeable sur la perception sociale de ce média et, par la même occasion, sur sa valeur culturelle.

Cette étude comparative internationale des projets de musées consacrés aux jeux vidéo a montré qu’une campagne de sociofinancement ne peut pas remplacer le processus de construction d’une communauté dédiée au patrimoine vidéoludique. Si l’on examine attentivement l’histoire des projets de sociofinancement consacrés à la culture vidéoludique, on peut observer que les plus réussis sont souvent destinés à une communauté déjà bien établie. Cela semble s’appliquer tant à des suites de titres populaires, comme Wasteland 2 (inXile Entertainment, 2014) ou à de nouvelles productions comme SUPERHOT (Superhot Team, 2016). Lorsque la campagne doit en plus construire la communauté qui la soutiendra, il est déjà trop tard. La plupart des initiatives qui ont échoué s’articulaient autour d’un collectionneur ou d’un réseau local consacré au retrogaming, motivés par le désir de partager leur collection avec un public plus vaste. Par ailleurs, ces campagnes visaient à allumer l’intérêt des gamers et des non-gamers d’une ville ou d’une région en particulier. Cependant, sans l’apport de professionnels pour concevoir leur campagne et en l’absence d’une communauté pour la soutenir, ces tentatives de sociofinancement étaient vouées à l’échec dès leur lancement. Les projets qui ont reçu le moins d’appui étaient aussi clairement trop ambitieux, visant la création d’un musée à partir de rien en commençant par l’acquisition d’une plate-forme de jeu. Quelques projets, enfin, étaient des initiatives commerciales, les responsables cherchant à obtenir du soutien financier pour remettre à neuf leurs locaux ou pour financer d’autres améliorations.

En ce qui concerne le MFJ, non seulement le projet a bénéficié du soutien d’une communauté dédiée au patrimoine vidéoludique diverse, mais les acteurs clé se sont impliqués à toutes les étapes de la préparation de la campagne. Le projet de musée a pu s’appuyer sur une base d’amateurs solide et sur une campagne forte. Le groupe de collectionneurs Pelikonepeijoonit (« les canailles du jeu vidéo », http://pelikonepeijoonit.net/) a été fondé en 1999 lorsque Mikko Heinonen, Ville Heinonen et Manu Pärssinen ont décidé de combiner leurs collections personnelles de consoles et de jeux vidéo, collections dont la naissance remontait à plusieurs années déjà, pour les exposer dans le Arctic Console Museum, en ligne. Le nom est une boutade, mais il s’agit aussi d’un exemple d’auto-autorisation des discours propres à un patrimoine et à ses amateurs (voir Suominen, 2013). Le groupe Pelikonepeijoonit était ouvert aux collaborations et a participé à plusieurs expositions et événements tenus dans des musées au cours des années 2000, comme Pelaa! au Salo Art Museum (2009-2010) et Finnish Games Then and Now (2012) au Rupriikki Media Museum à Tampere (voir Heinonen, 2017a; Naskali et al., 2013). Au fil de ces collaborations, le groupe a renforcé ses liens avec les chercheurs vidéoludiques et avec les professionnels muséaux. Le groupe entretient aussi un réseau fort avec la demoscene, les journalistes spécialisés en jeux vidéo, et les entreprises de jeux vidéo.

 

Le sociofinancement du Musée Finlandais du Jeu dans les médias sociaux

En vue de bien comprendre comment la présence des différents acteurs et des différentes « crédibilités » a été présentée aux contributeurs potentiels et aux membres de la communauté dédiée à ce patrimoine, nous avons analysé le travail de publicisation (Hui et al., 2004) effectué par l’équipe derrière la campagne de sociofinancement du MFJ. Notre échantillon se compose de 221 publications sur Facebook mises en ligne au cours de la campagne, mais aussi tout de suite après, lesquelles nous ont été fournies par l’équipe elle-même. La première publication a été mise en ligne le 30 mars 2015 et la dernière, le 20 novembre 2015 (soit 50 jours après la fin officielle de la campagne). Nous avons divisé les publications en fonction de leur thématique, les rassemblant en groupes représentant les différents types de crédibilité et les méthodes attestées d’historicisation des jeux vidéo. La majorité de ces interventions décrivait le progrès général de la campagne (79 publications), tandis que d’autres contenaient de l’information relative à l’histoire finlandaise des jeux vidéo (38) et ses contributeurs, notamment les contributions importantes (36). Certaines proposaient de la méta information concernant le sociofinancement, par exemple au sujet d’autres campagnes ou au sujet du sociofinancement en général (21) et des renseignements quant à des activités d’exposition (21). D’autres publications, encore, étaient consacrées à la couverture médiatique, comme des liens vers des articles concernant le musée (20), les collections (19), l’histoire des jeux vidéo en général (14) ou des concours proposés au public (10).

Figure 5. Nombre de publications FB par type de contenu (Information générale sur la campagne/ histoire finlandaise des jeux vidéo/ Collection/ Expositions/ Contributeurs/ Couverture médiatique/ Méta information sur le sociofinancement) par semaine de campagne et tout de suite après la campagne.

 

La thématique privilégiée s’est modifiée au fil de la campagne : par exemple, l’information au sujet des contributeurs a surtout été publiée au début et à la fin de la campagne (voir Fig. 5). Le moment de publication s’aligne avec la courbe en « U » propre à une campagne de sociofinancement typique; en effet, « les contributeurs ont tendance à contribuer à un projet plutôt au cours de la première et de la dernière semaine de la campagne qu’au milieu de son cycle de financement » (Kuppuswamy et Bayus, 2015). En général, les négociations avec les contributeurs les plus importants avaient été entamées bien avant la date de lancement et les mises à jour étaient préparées bien avant leur publication dans le cadre de la stratégie de publicisation. Par exemple, les contributions provenant de deux entreprises appartenant à Mikko Heinonen (c’est-à-dire Alasin Media and Skrolli computer hobbyist magazine) ont été annoncées le premier jour de la campagne (Heinonen, 2016).

Un autre groupe important de publications concernait l’historicisation des jeux vidéo, souvent en évoquant la nostalgie. Heinonen explique que cette approche était délibérée, puisqu’elle a prouvé son utilité dans le cadre de précédentes campagnes de sociofinancement dédiées à la production de jeux vidéo. Il fait remarquer que la vidéo d’introduction, la partie la plus visible de la campagne, ainsi que quelques-unes des descriptions des visées de la campagne, mettaient en vedette un discours nostalgique (Heinonen, 2017b). Même si la campagne s’adressait à des gamers de tous les âges et dont les intérêts étaient variés, comme les amateurs de jeux de société ou de figurines de guerre, on s’attendait tout de même à ce que son succès repose sur la participation de « passionnés de jeux vidéo dans la trentaine et la quarantaine » (Nylund, 2016).

Dans le cadre de nos recherches précédentes, nous avons observé le rôle de la nostalgie dans le marketing et la production des jeux vidéo (voir Garda, 2013; Suominen, 2008; Suominen et al., 2015). Dans le cas de la campagne de sociofinancement du MFJ, cependant, nous croyons que l’utilisation du discours propre à l’histoire des jeux vidéo avait aussi d’autres visées. En effet, les mises à jour concernant la préservation des artefacts vidéoludiques, les dons au musée ou sa construction, les informations relatives aux événements planifiés et aux mini-expositions mettaient toutes en valeur la crédibilité commissariale et professionnelle de l’équipe. Qui plus est, les références à l’histoire finlandaise et internationale des jeux vidéo, comme un survol de titres choisis, de consoles ou de personnalités historiques importantes, étaient destinées à instruire le public et à mettre en valeur l’expertise vidéoludique et culturelle du comité organisateur.

Figure 6. Nuage de mots-clés tiré de la campagne du MFJ sur les médias sociaux.

 

De plus, nous avons analysé le discours qui se dégage de la présence de la campagne du MFJ sur les médias sociaux. La première visualisation représente l’échantillon de publications déjà présenté et laisse voir deux thèmes principaux récurrents : la « finlandité » du projet et ses objectifs financiers (voir Fig. 6). Les mots-clés suomen (finlandais) et pelimuseo (musée de jeux vidéo) sont les plus fréquents, suivis par des références à des contributeurs, le nombre de contributions et les forfaits de récompenses. Les deux autres nuages de mots-clés représentent les données textuelles rassemblées à partir du site web de la campagne, accessible à partir de Facebook. La première visualisation (voir Fig. 7) montre des descriptions de récits personnels sur les jeux vidéo de leur jeunesse racontés par les membres-clés de l’équipe du musée, tandis que la seconde (voir Fig. 8) présente des histoires liées à leur expérience actuelle de gaming. Il n’est pas étonnant que la première visualisation concerne le passé, puisque les mots-clés principaux sont oli (il était) et olivat (ils étaient), tandis que la seconde concerne le présent : olen (je suis). La première image comprend plusieurs mots-clés importants, comme kanssa (avec quelqu’un), Commodore ou paljon (beaucoup). En général, ces mots-clés jettent la lumière sur le contexte social entourant la pratique de différents types de jeu, sans se restreindre aux plates-formes informatiques comme Commodore 64 ou Amiga ou les jeux de société. Le nuage de mots-clés comprend aussi de nombreuses références aux souvenirs et à la nostalgie.

Figure 7. Nuage de mots-clés représentant les récits personnels sur les jeux vidéo
de leur jeunesse racontés par les membres-clés de l’équipe du musée.
Figure 8. Nuage de mots-clés représentant les histoires liées à l’expérience actuelle
de gaming des membres-clés de l’équipe du musée.

 

Le nuage qui rassemble les expériences actuelles souligne l’importance de l’activité sociale. Les membres de l’équipe du projet de sociofinancement ont décrit leur souhait de jouer davantage en utilisant des expressions comme enemmän (plus), aikaa (temps) ou haluaisin (je voudrais), parce qu’à ce moment, ils ne pouvaient pas se consacrer au jeu aussi souvent qu’ils ne l’auraient voulu. Ainsi, ils présentent leur jeunesse de façon nostalgique, comme une période où ils disposaient de plus de temps à consacrer au jeu. Cette perception est aussi visible dans d’autres sources historiques et orales concernant le jeu (Suominen 2011b).

Enfin, nous avons examiné la liste des contributeurs pour mieux comprendre la composition de cette communauté émergente dédiée patrimoine vidéoludique. Notre échantillon de données, fourni par l’équipe du musée, se résumait aux données publiques et ne montrait ni le nombre de contributions, ni le moment exact où un contributeur a accordé son soutien à la campagne. Malheureusement, ces données ne montraient pas non plus la provenance des contributeurs, ce qui aurait été grandement utile, puisque la campagne était liée à un musée dans un lieu donné, et non un jeu accessible à tous ou un autre produit similaire. Le profil des contributeurs a été effectué en examinant attentivement les données, puis en les contre-vérifiant rigoureusement. Trois experts ont participé à ce processus : un membre de l’équipe du projet du MFJ, un chercheur en études vidéoludiques et un amateur de la demoscene. Cependant, puisqu’il était impossible d’identifier sans aucun doute chacun des contributeurs en raison de décisions quant à la confidentialité (par exemple, le choix d’un pseudonyme), et considérant qu’une personne peut appartenir à plusieurs groupes, les données suivantes ne devraient pas être interprétées comme une évaluation précise. À partir de la liste des 880 contributeurs, nous avons identifié 631 noms masculins, 200 noms féminins, 83 familles, 70 pseudonymes/surnoms, 28 entreprises/organisations, 28 chercheurs ou étudiants du domaine vidéoludique, 22 membres de la demoscene, 15 concepteurs de jeux connus, 15 journalistes spécialisés en jeux vidéo, 14 collectionneurs, 7 professionnels des jeux vidéo d’un domaine différent (par ex. : organisateurs d’événements et formateurs en jeux vidéo) et 2 politiciens (des membres du parlement finlandais qui ont activement souligné leur intérêt pour les jeux vidéo). Ce survol révèle non seulement la structure sociale et culturelle de la communauté dédiée au patrimoine, mais aussi la répartition des genres en son sein. En guise de conclusion, nous nous emploierons à démontrer comment la campagne du MFJ a réussi à attirer différents groupes et individus potentiels.

 

Conclusion

Notre analyse suggère que toute campagne de sociofinancement pour un musée consacré aux jeux vidéo devrait mettre en œuvre certaines pratiques pour assurer son succès. Dans le cas qui nous occupe, le succès du projet ne dépendait que partiellement du résultat financier de la campagne. D’autres facteurs, comme la reconnaissance par les différents acteurs engagés dans le processus de patrimonialisation (comme les institutions publiques, les concepteurs de jeux et les réseaux de gamers) et la mobilisation de la communauté dédiée au patrimoine vidéoludique (c’est-à-dire la conscience de l’histoire) sont, sous plusieurs aspects, encore plus importants. La campagne peut échouer à atteindre ses objectifs financiers, mais si elle réussit néanmoins à mobiliser les participants-clés en ce qui concerne les objectifs à long terme (c’est-à-dire l’autorisation du patrimoine vidéoludique) et à favoriser le discours patrimonial concerné, ces succès pourraient engendrer des retombées encore plus durables.

Comme nous l’avons mentionné en introduction, notre étude montre que pour qu’un projet muséal soit une réussite, ses participants clés devraient posséder au moins trois types de « crédibilité » : celle liée aux (1) commissaires (musées, institutions et professionnels), celle liée aux (2) collectionneurs (préservation de l’histoire et participation) et celle liée aux (3) gamers (expérience des joueurs). Ces trois éléments ne requièrent nécessairement pas la mobilisation de trois types d’acteurs différents, puisqu’une seule et même personne peut endosser différents rôles et posséder une expérience hybride.

Figure 9. Trois types de « crédibilités » qui doivent entrer en jeu dans un projet
dédié au patrimoine culturel vidéoludique : Crédibilité muséale, institutionnelle et
professionnelle; crédibilité de retrogamer et de collectionneur; Crédibilité de joueur

 

La crédibilité institutionnelle ou commissariale associée aux musées signifie que les professionnels impliqués possèdent une formation supérieure adéquate pour traiter des questions liées à la préservation des jeux vidéo. Cela pourrait signifier, par exemple, un diplôme en histoire, en sciences de l’information, en études médiatiques ou une spécialisation en cultures numériques. Certains commissaires occupent déjà un poste dans une institution de conservation, ou, à tout le moins, entretiennent des liens existants avec le monde universitaire et avec des institutions de conservation consacrées aux cultures vidéoludiques. Tous ces aspects sont présents dans le cas du MFJ : l’expertise universitaire des différents acteurs est détaillée sur le site web consacré au projet, où l’on présente aussi le personnel du musée et les participants clés au public. Du point de vue des autres intervenants du projet, la participation de professionnels améliore la perception sociale plus large des jeux vidéo (c’est-à-dire leur statut culturel et leur autorisation).

Puisque la plupart des pratiques de préservation et de collection de jeux vidéo ont commencé avec les amateurs (voir Suominen et. collab., 2015), il peut être utile pour un projet de musée d’entretenir des liens étroits avec ces derniers, ainsi qu’avec les cercles de retrogaming (voir Stuckey et Swalwell, 2014; Stuckey et al., 2015). Pour cette initiative finlandaise, le projet de musée s’est appuyé sur sa collaboration de longue date avec le groupe Pelikonepeijoonit. Cette collaboration a garanti le partenariat nécessaire pour enrichir la collection du musée et s’est aussi avérée essentielle pour bâtir des ponts vers les autres collectionneurs, les spécialistes de la préservation, les journalistes spécialisés en jeux vidéo, les concepteurs de jeux vidéo et l’industrie du jeu vidéo dans son ensemble. Le groupe Pelikonepeijoonit possédait déjà de nombreuses années d’expérience en matière de collaboration avec des musées finlandais et d’organisation d’expositions temporaires. Ainsi, le projet du MFJ semblait être la suite logique d’une démarche pour la mise en exposition de l’histoire des jeux vidéo (Heinonen, 2017a).

La crédibilité offerte par les gamers fait référence aux manières dont les acteurs importants derrière le projet de musée révèlent leurs propres récits et expériences de gaming. Ils sont rendus visibles, notamment, dans les biographies publiées sur le site web du MFJ. Nous pensons que ce type de témoignage d’engagement remplit deux fonctions importantes. D’une part, cela montre que les professionnels associés au musée font partie de la communauté ludique. D’autre part, ces pratiques et discours liés aux artefacts ludiques dirigent le regard vers un éventail de relations possibles avec le monde des jeux et leur seule présence montre que presque tout le monde est un gamer, d’une façon ou d’une autre. En conséquence, le message porté par ces témoignages est que la communauté dédiée au patrimoine vidéoludique qui soutient le Musée Finlandais du Jeu est inclusive.

 

Remerciements

La traduction de cet article a été rendue possible grâce au soutien financier du Arts and Humanities Research Council (Royaume-Uni)

Nous remercions la Kone Foundation pour son soutien financier au projet Kotitietokoneiden aika ja teknologisen harrastuskulttuurin perintö (L’ère de l’ordinateur personnel et le patrimoine culturel des amateurs de technologie) et à l’Academy of Finland pour son soutien financier au projet Ludification and the Emergence of Playful Culture (decision #275421) et au Centre of Excellence in Game Culture Studies (decision #312396). Nous remercions aussi Niklas Nylund et Markku Reunanen pour leur aide précieuse à l’analyse des données, Outi Penninkangas pour avoir fourni l’information au sujet du MFJ, Stanisław Krawczyk, et nos deux réviseurs anonymes pour leurs précieux commentaires.

 

Références

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Notes

[1] Liste complète des partenaires : http://vapriikki.fi/en/pelimuseo/tukijat/.

[2] Le projet a été surpassé en janvier 2018 par la campagne du Rally Museum for Finland (86 420 €) et celle consacrée à l’agrandissement du Finnish Motorbike museum (108 100 €).

[3] En fait, Heinonen mentionne le nombre total de visiteurs au Vapriikki Museum Center, qui comprend plusieurs autres expositions et musées accessibles avec le même billet d’entrée. Le nombre total de visiteurs des expositions du Vapriikki Museum Center en 2017 était de 198 345; le personnel du MFJ estime que quelques dizaines de milliers d’entre eux ont aussi visité le MFJ. Selon Outi Penninkangas, 2 852 personnes ont aussi participé aux événements spéciaux organisés (41 au total) par le MFJ en 2017 (Penninkangas 25/01/2018.)

[4] C’est l’historien français Pierre Nora qui a créé ce terme pour décrire les outils symboliques des pratiques sociales entourant la mémoire historique locale (voir Nora 1996, p. xviii-xix, xxiii-xxiv, 1-3 et 14-15).

[5] Deux campagnes ont amassé un total de 1,88 million de dollars américains et avaient pour objectif l’achat du laboratoire de Tesla. Voir : http://www.teslasciencecenter.org/.

[6] Le taux de succès de la campagne du groupe sélectionné était de 23 %, tandis que celui du groupe sur Kickstarter était un peu plus élevé, soit 29 %.

[7] Par exemple : Broken Age (Double Fine, 2014) ou Torment: Tides of Numenera (inExile, 2017).

[8] Notamment, le soutien de plusieurs pionniers de l’industrie et la participation à la Electronic Entertainment Expo and Game Developers Conference.

[9] Voir : http://nvmusa.org/.

[10] Voir : http://www.museumofplay.org/.

[11] Par exemple, Dawne Komputery i Gry (www.dkig.pl), Retrogralnia (www.retrogralnia.pl) ou Digital Dreamers (Garda 2016).

[12] Muzeum Historii Informatyki i Komputerów [Musée de l’histoire de l’informatique et des ordinateurs] à Katowice

[13] Muzeum Historii Konsol Video [Musée de l’histoire des consoles de jeux vidéo] à Karpacz.

[14] Museum of Video Games à Varsovie et le Centre for Comics and Interactive Storytelling à Łódź.