Formation et développement des cultures autour de la « Geemu ongaku » (1980-1990)

Volume 5, numéro 1, décembre 2015

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Yôhei Yamakami & Mathieu Barbosa
Université des Arts de Tokyo

Résumé

Cet article tente d’analyser l’histoire et la diffusion de la « game ongaku » (ou musique vidéoludique) au Japon. Malgré leur rôle essentiel dans la formation de la culture musicale des jeux vidéo japonais, deux thèmes peu abordés dans les recherches occidentales axent cette analyse :  le développement de la culture vidéoludique en salle d’arcades et la naissance de la série Dragon Quest en jeu console. L’objectif : démontrer comment deux phénomènes d’une même période – années 1980 – mais de contextes différents ont définitivement établi un « âge d’or » de la musique vidéoludique japonaise et posé les fondations de ce qui deviendra la culture musicale nippone moderne.

Mots-clés : jeu-vidéo, musique, Japon, arcade, Dragon Quest

English abstract at the end of the article

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0. Introduction

Bien qu’il soit difficile de donner une définition nette de ses caractéristiques musicales – à savoir gamme, harmonie, rythme et timbre – il y a déjà plus d’un quart de siècle qu’une étiquette « geemu ongaku » (littéralement « musique de jeu ») s’est répandue au Japon en tant que genre musical, du moins dans le domaine commercial. En 1999, Matthew Belinkie faisait déjà la comparaison entre les États-Unis et le Japon dans son article Video game music: not just kid stuff, déplorant que les éditeurs de jeux vidéo et les labels musicaux en Amérique à cette époque ne réalisaient pas le potentiel de la musique vidéoludique en tant que vecteur à fort potentiel. Pourtant, avant la fin des années 1990 on trouvait déjà au Japon plus de 350 CDs de geemu ongaku sur le marché. C’est sans compter sur le concert de geemu ongaku sous diverses formes (du concert live pour effectif réduit à l’orchestre philharmonique en salle de concert) qui s’est fort bien établi dans la société japonaise d’aujourd’hui[1], on peut en retrouver les traces depuis la deuxième moitié des années 1980 ; alors qu’aux Etats-Unis, un pareil concert symphonique de grande ampleur n’est apparu qu’ au milieu des années 2000 (tels les concerts de Final Fantasy en 2004 ou des fameux « Video Games Live » débutés en 2005 par exemple). Ces statistiques et faits historiques nous amènent à penser qu’au Japon, le son vidéoludique a assez rapidement obtenu son statut culturel et social en tant qu’objet d’écoute et d’appréciation, définitivement séparé de son support (les jeux), comme une forme unique de musique. Mais ce qui se révèle être plus important que la constatation de cette précocité est de réfléchir aux conditions spécifiques ayant établi une telle situation. Le principal objectif de notre étude sera donc de démontrer les fondations historiques de cette culture musicale et des concepts gravitant autour de la geemu ongaku au Japon, et d’éclaircir les caractéristiques propres de l’histoire de sa diffusion. Dans ce but, nous traiterons en particulier de deux sujets relativement essentiels dans l’histoire du jeu vidéo japonais ; bien que moins connus dans les recherches occidentales, ils ont pourtant joué un rôle essentiel dans la formation de la culture musicale des jeux vidéo nippons :

1) la culture vidéoludique autour des « Game Centers » (salles d’arcade) des années 1980

2) la naissance et le succès phénoménal de la série Dragon Quest (1986 –) en jeu de console

  1. La naissance du marché de la geemu ongaku et de la culture de l’arcade au Japon

On ne peut certes pas nier le succès extraordinaire de la Family Computer (dite aussi Famicom, nom original de la Nintendo Entertainment System, ou encore NES en Occident), une des premières consoles ayant probablement joué un grand rôle dans la propagation de la musique de jeu vidéo. On ne doit pourtant pas oublier qu’avant la NES, une prédisposition s’était déjà établie sur un tout autre terrain : la salle d’arcade.

La première trame sonore de jeu vidéo est sortie au Japon en 1984 et ce disque, intitulé sobrement Video Game Music[2] , était un enregistrement de la version originale (à savoir capté avec tous les sons réels pendant une partie) de jeux d’arcade de Namco sortis entre 1980 et 1983, tels que Xevious, Pac-Man ou encore Galaga, et cette compilation contient aussi des versions arrangées ou “remix”. Mais ce qui est réellement symbolique au regard de notre sujet est que la première piste, consacrée à Xevious, débute par les bruits d’une véritable salle d’arcade enregistrés au micro sur place. La geemu ongaku a donc pris naissance en se développant depuis son origine culturelle et sociale, à savoir l’arcade. Cet état de fait nous indique aussi que ce que l’on appelait à cette époque geemu ongaku alors n’était pas une simple pièce de musique mais une composition sonore complexe intimement rattachée à sa culture vidéoludique. Le producteur du disque en question était Hosono Haruomi, ancien cofondateur de YMO[3] et, sans nul doute grâce à la renommée de son nom, ce CD remporta un succès probablement plus large que prévu. Mais il est important d’ajouter que cette tentative aura su apporter un atout plus grand pour la geemu ongaku que sa simple recette financière : un des collaborateurs de Hosono pour ce projet, Obi Kazusuke (alors employé du même label de musique mais aussi ancien producteur de YMO) avait réalisé suite à cette expérience le potentiel du son vidéoludique en tant que vecteur musical. Dans cette optique, il créa en 1986 le premier label spécialisé dans la musique de jeu vidéo, GMO Records. Si sa première production fut Famicom Music – une compilation de sons issus des jeux Nintendo, à commencer par le célèbre Super Mario Bros. – ce fut principalement l’arcade que GMO traita de manière assidue par la suite. Qu’un label ait adopté une telle stratégie d’édition indique clairement que les férus de musique de jeu vidéo – l’ensemble de la cible consommatrice de trames sonores de geemu ongaku à l’aube de cette époque – conservaient un lien assidu avec les jeux d’arcade. Ceci même après la large diffusion des consoles, qui proposaient alors plus de capacités audio qu’une simple PSG (terme anglais pour « Générateur de Son Programmable », à savoir la puce sonore), telles que la NES ou la SEGA Mark III. Pour confirmer de suite l’importance du jeu d’arcade chez les premiers fans et représentants du son vidéoludique, il est nécessaire d’évoquer les articles d’alors dans les magazines spécialisés du jeu vidéo.

Nous évoquerons d’abord ainsi l’un des pionniers de ces magazines généralistes (comprendre “traitant de tous les genres vidéoludiques” et non d’un seul), Beep, fondé en 1984 par Softbank. C’est en effet le premier magazine au Japon offrant des « sonosheets », ou partitions de musiques de jeu en pièce jointe. La liste des jeux enregistrés dans ces premiers disques offerts en supplément comporte majoritairement des références parmi les plus considérées par les fanatiques de l’arcade : les jeux pour borne d’arcade dédiée par Sega et Taito – tels que Hang-On (1985), Space Harrier (1985), ou Darius (1986) – ainsi que la musique de chargement de la machine Konami Bubble System. Dès sa fondation, Beep traitait de manière occasionnelle des sujets concernant la musique vidéoludique en tout genre, mais cette situation changea radicalement lors de son édition spéciale La Musique de Jeu Vidéo d’Aujourd’hui (mai 1986), offrant même des partitions de musique de jeux d’arcade. Augmentant son lectorat suite à ce numéro spécial, Beep décida de consacrer une section sur la geemu ongaku dès le numéro de septembre, offrant alors aux lecteurs une grande variété d’informations sur le sujet – critique  et analyse de musique ou de conception sonore (ou sound design), cours élémentaires d’acoustique, interview de compositeurs, mais aussi guides d’initiation à l’enregistrement direct au micro de jeux vidéo de centres d’arcade. On constate ici que la geemu ongaku à l’affiche dans ces articles n’était pas seulement qu’un objet d’écoute et d’appréciation, mais aussi appelée à être jouée, arrangée, voire même composée.[4] Ce qui mérite pourtant plus notre attention est que nombre de ces articles étaient ciblés pour les admirateurs des jeux vidéo d’arcade, même après la grande réussite de la console Famicon.

Dans un second temps, nous analyserons le premier magazine spécialisé dans les jeux d’arcade au Japon, Gamest par la compagnie Shinseisha (« Nouvelle Voix »). Ce magazine traitait lui aussi de cette musique depuis sa fondation en 1986, et sa rubrique spécialisée « Game Audio » se poursuivit pendant toute sa publication, suggérant que le fan d’arcade de cette première époque nourrissait un grand intérêt pour la partie sonore des jeux vidéo. On y trouvait la présentation de nouveaux disques et vidéos, des classements mensuels et des interviews de « Sound Team » (équipes responsables de la partie audio) et éditeurs, bien plus que dans tout autre magazine. L’abondance de ces interviews, d’abord couplées avec des articles spécifiques (ainsi tel numéro spécial consacré à Sega proposait une interview de son équipe audio (sound team) démontre que le statut de créateur de son d’un jeu commençait à se transformer progressivement. Ce dernier évolua d’un simple salarié anonyme à un artiste à part entière, c’est-à-dire un compositeur, ou du moins un designer.

Un phénomène qui accélère la tendance se produit dès 1987 et jusqu’au début des années 1990 : le « groupement » ou la formation en groupes de musique de ces sound teams, et le début pour ces équipes d’une activité régulière de concerts live de musique de jeux vidéo. Dès 1987, plusieurs équipes sonores commencèrent en effet à se représenter en groupes à l’occasion d’interviews ou de sorties de disque de leur propre musique vidéoludique – ainsi Konami avec Kukeiha Club, Taito avec Zuntata ou encore Sega avec le S.S.T. Band pour « Sega Sound Team » ou « Super Sonic Team ». Mais ce phénomène ne fut pas spontané : c’était en effet une stratégie de la part de labels comme GMO Records et Scitron (fraîchement séparé de GMO). Chercher à promouvoir les créateurs de geemu ongaku en tant qu’artistes et groupes musicaux peut être considéré comme le choix le plus adéquat à cette époque si on note la grande vague alors parallèle de « Band Music » (en particulier des groupes de rock) : un phénomène social au Japon de la fin des années 1980 à la première moitié des années 1990, également appelé « Band Boom« . De plus, le marché était aussi très axé sur cette autre musique, à savoir les groupes électro-acoustiques, grâce à la mouvance de l’époque vers la « techno-pop » de YMO ou la « fusion » de T-Square.[5] De cette manière, ces groupes liés aux éditeurs de jeux vidéo ont dans un premier temps commencé leur activité en tant qu’interprètes dans le cadre d’événements relationnels fans-éditeurs[6]; puis finalement en 1990 avec le premier « Game Music Festival », événement complexe intégrant des concerts live donnés par plusieurs groupes ayant appartenus à ces diverses compagnies. Ce festival aura lieu chaque année, grandissant à chaque nouvelle occurrence jusqu’en 1995. On peut certes retrouver des informations concernant ces événements dans tous les magazines consacrés aux jeux vidéo, mais le média de promotion le plus actif et le plus important a toujours été les magazines généralistes pour fans d’électronique ou ceux sur les jeux d’arcade comme nous l’avons vus.

Cette stratégie des labels liée à l’explosion des groupes de geemu ongaku a probablement servi de tremplin considérable pour le changement de statut du son vidéoludique. Des équipes, anciennement dissimulées derrière un titre de jeu ou un nom de société, parvinrent sous le feu des projecteurs en tant que véritables « musiciens » et artistes. La partie sonore de leurs jeux fut reconnue en tant qu’ »œuvre » musicale, et depuis cette époque, toute sortie d’un nouveau jeu, pour de nombreux admirateurs, signifie la création d’un nouveau morceau de la part de leur musicien favori.

Il existe pourtant d’autres raisons générales pour lesquelles la partie sonore des jeux d’arcade de cette époque fascinait grandement les « mélomanes » du jeu vidéo. On notera par exemple un avantage matériel propre aux bornes d’arcades : de la seconde moitié des années 1980 jusqu’à la première moitié des années 1990, celles-ci acquirent graduellement plus de richesse d’expressions dans le registre sonore grâce au développement fulgurant des performances matérielles, qui dépassaient alors de beaucoup celui des consoles. Un phénomène d’autant plus vrai pour les bornes spéciales de grande taille, puisqu’il fallait renouveler pour chaque jeu la carte entière de composants électroniques : on en profitait alors toujours pour utiliser le dernier composants électroniques en date concernant la musique.[7]

Il existe aussi une autre raison, certes évidente mais nécessaire de rappeler, expliquant la forte demande en bande originale de jeu vidéo d’arcade : contrairement aux jeux de console que l’on achetait pour chez soi, dans un environnement calme et privé, il n’y avait pas d’autre moyen que d’acheter le disque compact si l’on souhaiter écouter à sa guise la geemu ongaku d’un jeu d’arcade.

Cependant, on peut tout de même affirmer que le « groupement » des sound teams comme évoqué dans ce chapitre fut certainement un des stimuli les plus importants au développement du marché de la geemu ongaku au Japon – dans cette culture musicale, le jeu vidéo d’arcade a joué le premier rôle.

  1. Établissement de la grande licence Dragon Questet transformation de l’image de la geemu ongaku

Nous venons de voir comment le marché initial de la geemu ongaku et l’ensemble des consommateurs de ce genre furent nourris par la culture de l’arcade. Pourtant, si cette game ongaku n’avait pu trouver d’autres milieux pour se développer, elle serait sans doute restée un genre ésotérique réservé aux maniaques de la bidouille électronique. Or, la Famicon, qui peut se vanter d’un chiffre fabuleux de ventes, a joué un rôle important dans la reconnaissance du son vidéoludique en tant que « ongaku » (musique) auprès du grand public, peu habitué au jeu, voire même non-pratiquant. Pour la plupart des labels majeurs, une des occasions du développement de la trame sonore des jeux vidéo fut probablement le succès sans précédent de Super Mario Bros. Ce jeu sorti à l’automne 1985 représente en effet des millions de ventes et continue même à se vendre dans ses divers portages à travers le temps jusque sur les consoles les plus récentes. Plusieurs labels majeurs, à commencer par « Pony Canyon » et « King Record » ont successivement distribué la trame sonore – originale ou arrangée – dès 1986.

Dans cette section, nous prêterons attention cependant à une autre série de jeux qui sortit sa première bande sonore la même année que Mario : Dragon Quest ( « DQ » pour cet article). Si nous avons choisi de traiter de cette série, beaucoup moins connue à l’étranger qu’une autre comme Final Fantasy, c’est parce que nous estimons que la culture de la geemu ongaku, en a été fortement influencée, et de manière tout à fait différente de Super Mario. La série DQ a certes contribué de manière extraordinaire au développement de la culture des jeux de console au Japon, mais malgré son statut de modèle catalyseur pour toutes les futures grandes séries de RPG japonais, cette licence est sans doute une des œuvres dont les réputations nationale et internationale diffèrent le plus – pour cette raison, il vaut mieux préciser quelques points au préalable. DQ est une série de RPG toujours d’actualité (la dernière occurrence à l’heure de cet article, la dixième, existe sur Wii U et PC) et vendue à environ 40 millions d’exemplaires au Japon seulement. Les quatre épisodes initiaux de cette série sont sortis sur Famicon par Enix, et les chiffres de ces premiers épisodes les classent dans les 10 jeux les plus vendus de l’histoire de la Famicom (NES) au Japon, juste derrière Super Mario Bros..[8] Un des mérites les plus reconnus de la série DQ est d’avoir enraciné le jeu vidéo de rôle au Japon[9] – le JRPG. Mais on peut aussi remarquer son influence décisive sur la direction de la culture vidéoludique japonaise, du moins sur console, en offrant la possibilité d’un genre de jeu basé sur le choix et les décisions du joueur ainsi qu’une narration fictionnelle assez conséquente, plutôt que sur l’action. Un fait inhabituel dans un monde de jeux de console où, jusqu’alors, la majorité des œuvres étaient basées sur l’action et la dextérité, comme en arcade. De plus, DQ a été l’un des premiers exemples de réussite dans le développement de type média mix : au Japon, le nombre de variations autour de DQ (mangas, anime, films d’animation, romans, livres-jeux, ballets, et tout un large panel de merchandising) est incalculable. Le nom abrévié « Dorakue » pour Dragon Quest est donc très familier non seulement pour les joueurs mais aussi pour les Japonais en général.

Mais revenons à notre propre sujet, la musique : c’est Sugiyama Kouichi qui se chargea de créer la musique pour cette série, un compositeur professionnel alors assez réputé.[10] L’épisode fondateur de DQ fut un des premiers cas au monde où l’on demanda à un musicien compositeur au statut professionnel de mettre des sons ensemble pour un jeu vidéo : cette tentative remporta un succès inespéré. La première trame sonore de DQ se vendit alors à plus de 260 000 exemplaires, chiffre lui-même exceptionnel pour n’importe quel disque de musique vidéoludique en ce temps-là. Puis le deuxième opus renouvela ce record avec 380 000 unités, et enfin le troisième atteignit le chiffre faramineux de 670 000.[11] De plus, cet épisode de la série remporta vers la fin de l’année 1988 le Prix Spécial lors de la Japan Record Award, récompense musicale la plus connue au Japon qui débuta en 1959 sur le modèle des Grammy Awards américains. L’année suivante, ce fut le Prix Spécial lors de la Japan Gold Disc Award. Ces exploits ont nécessairement contribué à faire connaître et reconnaître la geemu ongaku auprès de la société japonaise. De même, ce succès de la musique de DQ n’a fait que confirmer à nouveau l’importance de la qualité musicale des sons d’un jeu vidéo pour les éditeurs console, encourageant par là-même la tendance alors naissante d’intégrer au monde du jeu vidéo des musiciens dits professionnels. Quant à Sugiyama, après cette association fructueuse avec DQ, il en vint à restreindre quasiment l’intégralité de son travail au jeu vidéo seul, devenant ainsi « compositeur professionnel de musique de jeux vidéo ». Aujourd’hui encore, il continue à être un des musiciens les plus célèbres et les plus appréciés dans le domaine de la geemu ongaku au Japon.

Notre étude se concentre ici non pas sur les qualités musicales des œuvres de Sugiyama, mais sur le sens historique et l’importance de ces influences sur la culture musicale au Japon. De ce point de vue, nous remarquerons surtout que le succès de la musique de DQ aura permis de tisser des relations entre ce nouveau genre musical dit de geemu ongaku et la culture de la « Kurashikku Ongaku », à savoir la musique « classique » – musique occidentale traditionnelle et écrite, dite rapidement « classique ».

Il faut préciser que Sugiyama n’était pas un compositeur de musique classique et son adoption d’un genre « à la classique » fut donc un choix personnel, le résultat de considérations quant au contenu et aux caractéristiques de l’œuvre DQ. Sugiyama lui-même a relaté ces raisons dans un double entretien avec Horii Yuuji, scénariste attitré de DQ :

Horii : J’avais demandé à Monsieur Sugiyama de la musique, et quand la première œuvre fut terminée, je fus très surpris : lorsqu’on parlait de musique de jeu à cette époque, il ne s’agissait que d’une musique faisant « bip bip » (« pikopiko » en japonais), or sa pièce fut dans le style classique ! Je me suis demandé si une musique aussi sérieuse pouvait coller à un jeu, mais une fois en pratique ça allait parfaitement ! Et en effet, d’après lui, quitte à passer du temps dans un jeu, il valait mieux y entendre de la musique classique ; cela m’a complètement impressionné.

Sugiyama : Mais c’est parce que lorsqu’on écoute de la musique pop pendant des heures, elle vous reste en tête et c’est fatiguant, non ? Lorsque j’ai demandé à quoi ressemblait le monde de DQ, on m’a répondu qu’il s’agissait d’un monde dans le style des récits de chevaliers du Moyen-Âge en Europe. Il m’est alors revenu d’un seul coup le souvenir de l’Anneau du Nibelung de Wagner, et je me suis dit « c’est parti ! faisons de la musique dans le style classique ». (WiLL de décembre 2011, p. 25)

Le plus admirable dans cette anecdote est que Sugiyama suggère deux raisons d’ordres tout à fait différents : premièrement il est question de l’adéquation de la musique des jeux vidéo aux besoins fonctionnels ; deuxièmement il s’agit de sa correspondance avec le contenu même du jeu, c’est-à-dire son contenu substantiel de type littéraire, narratif, fictionnel, etc. Cette intention d’adopter le style classique semble avoir été un choix audacieux, puisqu’il faut rappeler que Sugiyama ne pouvait à l’époque utiliser que 4 canaux audio – 3 pour les ondes carrées et triangulaires et 1 pour le bruit – en raison des limites de la puce sonore de la Famicon (RP2A03/pAUP). Cependant le commentaire de Horii nous permet de réaliser que malgré ces restrictions, Sugiyama semble avoir réussi à recréer une atmosphère « à la classique », tout du moins pour les Japonais d’alors. Il existait bien entendu avant DQ des jeux vidéo qui empruntèrent quelques citations de références classiques : en 1985, City Connection de Jaleco avec le 1er Concerto pour Piano de Tchaïkovski, ou Challenger d’Hudson avec les Marches Militaires de Schubert. Mais le sens ici se trouve complètement renversé : à l’inverse de ces œuvres antérieures, dont la fonction était de transformer la musique classique en musique d’un autre genre ou du moins en style pikopiko, Sugiyama voulait changer ce pikopiko en musique classique.[12] Or une telle couleur propre à la kurashikku ongaku dans DQ serait bien terne par sa simple occurrence en trame sonore électronique : elle fut donc également enregistrée en version orchestrale par des membres du NHK Symphony Orchestra en plus de la version originale et de la version synthétiseur, le tout publié sous le titre Suite Dragon Quest. Cette tentative sans précédent attira l’attention du public et plusieurs magazines publièrent de nombreux articles à l’occasion de cet enregistrement.[13] De plus, faisant suite à la sortie de la deuxième trame sonore, à nouveau avec l’ajout d’une configuration symphonique, un concert orchestral regroupant les deux Suites fut donné par Sugiyama et des membres du NHK Symphony Orchestra au Suntory Hall le 21 août 1987. Ce « concert Dorakue » dirigé par le compositeur lui-même adopte à ce moment une forme tellement « officielle » que l’événement deviendra annuel.

C’est l’occasion d’attirer l’attention sur un point important : cette rencontre entre le jeu vidéo et la kurashikku ongaku a bien plus de sens qu’une simple combinaison d’ordre exceptionnel. Pour la plupart des écoliers et collégiens d’alors, à savoir la cible principale des « TV Geemu » comme ceux que proposait la Famicon, la musique classique n’était pas un genre vraiment favori (ou populaire). En d’autres termes, et comme plusieurs le témoignent dans les citations que nous verrons plus tard, il était rare que les écoliers écoutent une telle musique d’eux même pour eux, la classe d’école ou les événements scolaires étaient la seule raison d’en écouter. Cela signifie donc que cette musique était perçue comme la musique la plus recommandable à des enfants en pleine éducation.[14] Le jeu vidéo – dont on rapporte souvent encore aujourd’hui la soi-disant mauvaise influence d’un point de vue éducatif – et la musique classique – genre considéré comme plus formateur – est une rencontre qui a très certainement joué un rôle essentiel dans la diffusion de la musique de DQ.

Revenons à nouveau sur le concert de DQ : ce premier concert lié à l’œuvre et ayant la chance de bénéficier d’un orchestre réputé et d’une salle cérémonieuse a en effet dépassé le « simple » concert de musique de jeu vidéo. Cette série de concerts donnés par Sugiyama fut titrée « Concert Classique Familial / Le Monde de DQ » et des œuvres musicales typiques du répertoire classique furent d’ailleurs ajoutées lors des deux premiers concerts. Cela signifie qu’un tel projet, basé sur une œuvre vidéoludique, a donc débuté avec l’étiquette de « concert d’initiation » à la kurashikku ongaku pour les enfants et parents. Ce caractère éducatif devrait être considéré comme intentionnel, d’autant plus que l’on retrouve dans la liste des patronages du concert le nom de PTA, à savoir la Parent-Teacher Association du Japon. Quelques témoignages nous rappellent d’ailleurs que ces concerts Dorakue ont remporté un franc succès de ce point de vue de l’éducation :

Plus de la moitié des auditeurs présents dans la salle sont des enfants fans de DQ ! Ce phénomène imprévisible pour un concert traditionnel de musique classique s’est produit grâce à la puissance de la musique de DQ : c’est formidable ! (Famicom Tsûshin du 18 septembre 1987)

DQ est devenu tellement incontournable qu’un slogan aussi simple que « De Dragon Quest à la musique classique ! » a fonctionné (…). De plus, la plupart des spectateurs venus écouter sans un mot et avec une grande attention cette musique interprétée par la crème des orchestres et des chefs se trouve être des primaires et des collégiens ! Que des enfants viennent assister le plus naturellement du monde à des concerts classiques, on n’arrive toujours pas à en croire ses yeux ! (Famicom Tsûshin du 30 décembre 1988)

Comme ces deux citations issues d’un magazine spécialisé dans la Famicon le montrent avec insistance, le concert DQ était une de ces rares occasions où des enfants se rassemblaient pour assister à un concert orchestral. Dans un troisième article, Sugiyama se vantant du succès de son concert affirmera qu’un concert pour les enfants à cette époque ressemblait bien souvent à une sorte de « fête sportive »[15], mais que cela n’est jamais arrivé dans le cas des concerts DQ. Cette révolution de DQ a été résumée par Horii :

Lorsque l’on donne des concerts où la musique de DQ est interprétée, de nombreuses personnes y assistent, n’est-ce pas ? Alors que la plupart des jeunes gens de la génération actuelle ne viennent jamais à des concerts de musique classique. Que tout le monde accorde autant d’importance à de tels événements me parait donc incroyable.

La musique de DQ était donc fortement estimée en partie par son mérite éducatif, à savoir comme une introduction pertinente à la « vraie » musique classique : la première partie de la seconde citation le montre clairement, et l’on retrouve encore un exemple dans ce même magazine : « Cette série d’albums de DQ ne serait-elle pas un matériau idéal pour l’étude de la musique à l’école ? » (Famicom Tsûshin de Février 1988). D’après toutes ces remarques, on peut clairement réaliser que la musique de DQ bénéficiait d’une connotation éducative spéciale en partie grâce à son style musical « à la classique » et l’image de la kurashikku ongaku dans la société japonaise d’alors.

Le 19 avril 1988, un article du Asahi Shimbun – grand quotidien Japonais – et remarquablement approprié à notre sujet titrait « La musique de jeu vidéo va-t-elle remplacer les comptines des prochaines générations ? ». L’auteur de cet article, prenant en exemple la vente des disques de DQ3, estimait que la musique des jeux vidéo devenait bien plus familière pour les enfants d’alors, suggérant aux parents d’être vigilant sur la qualité de la musique des jeux vidéo pratiqués. Puis après une courte présentation de l’état actuel de la musique vidéoludique, l’auteur proposait à trois personnalités importantes du monde des « douyou » – l’art de la comptine japonaise – d’écouter la trame sonore de DQ3, leur demandant s’ils jugaient possible de considérer cette musique comme des douyou modernes. Puisqu’une douyou est une sorte de chanson dont les paroles constituent un élément relativement majeur, cette comparaison peut sembler surprenante : pourtant, les réponses de ces trois musiciens furent très favorables envers la musique vidéoludique, comme avec Nakata Yoshinao, compositeur et à l’époque président de l’association des fameuses « douyou » : « Les mélodies sont riches, le tempo léger… ça colle parfaitement à l’époque. L’utilisation du style classique convient tout à fait. »  C’est d’ailleurs Sugiyama en personne qui conclue l’article en affirmant que les compositeurs de musique de jeux vidéo comme lui devraient développer un sens de la responsabilité : la geemu ongaku étant une musique écoutée principalement par des enfants, et leur sensibilité musicale étant vive à cette période de leur vie, la qualité de cette musique influence nécessairement la culture musicale future au Japon. C’est en cela que Sugiyama était déjà à cette époque considéré comme un parfait représentant de la « bonne » musique de jeux vidéo. Ainsi, le décernement d’un prix pour cette trame sonore de DQ3 comme dit précédemment en doit certes à son succès commercial, mais aussi et peut-être plus à ce contexte social et éducatif d’alors – après tout, le « Prix Spécial » de la Japan Record Award en 1988 avait été remis avec le commentaire « Pour la Musique des Enfants de Demain ».

La musique de la série DQ a réussi à se propager rapidement en s’assimilant à la culture intrinsèque de la musique classique, en d’autres mots en adoptant le système préexistant de réception et de consommation de la kurashikku ongaku. Par conséquent, elle pouvait faire reconnaitre l’existence du genre musical de geemu ongaku au grand public, à savoir à un public totalement néophyte en matière de jeu vidéo. Finalement, elle devint l’argument imparable à citer en exemple de « bonne » pièce de musique vidéoludique à l’encontre des détracteurs de la musique de jeu vidéo. En cela, il s’agit probablement de sa contribution la plus signifiante, probablement plus que d’être un simple précurseur du concert symphonique de musique vidéoludique, ou de geemu ongaku « à la classique ».

  1. Comparaison de la geemu ongaku dans deux domaines différents

Top 10 des albums

Ce graphique est un « top 10 » des albums de musique vidéoludique : il recense les votes attribués en 1989 par les lecteurs du magazine Beep (exemplaire de Juin 1989). La fameuse Suite DQ III atteint la première place avec une marge nette, alors qu’après elle se trouvent trois compilations réalisées par Sega dont la majorité relèvent des bornes d’arcade spéciales. On y remarque aussi deux œuvres (Ninja Warriors et Darius) consacrées aux bornes de grande taille dont la partie sonore fut composée par le célèbre groupe Zuntata. Un tel palmarès nous démontre que les deux exemples analysés jusqu’à présent dans cet article, semblant pourtant bien distincts l’un de l’autre, sont au final des phénomènes surgis depuis le même monde de la geemu ongaku et à une même époque. Ils contrastent pourtant à bien des égards : la musique de jeu et son aspect familial ont pris naissance dans les salles de concert, comme on l’a vu. Pendant ce temps, la musique qui retentissait dans les salles d’arcade, célèbres lieux de « mauvaise réputation » en un certain sens, s’est finalement étendue aux lieux événementiels ou à leurs équivalences musicales, les salles de concert japonaises des quartiers huppés (les fameuses « live houses »). Quant à leur caractère musical, l’une a réussi, avec les sonorités simples de la puce audio PSG, à créer une atmosphère musicale de type classique, transfigurant l’image du son vidéoludique dit pikopiko vers ses antipodes. Tandis que l’autre s’est transformée, utilisant les sons des instruments musicaux de type PCM, en un genre musical dont l’intérêt est fondé sur la combinaison de deux sonorités différentes, à savoir l’électronique et l’acoustique. Ce type de geemu ongaku ressemble à de la musique rock, techno-pop ou encore fusion, avant de devenir plus tard de la musique de « club » (boîte de nuit japonaise). Toutefois, les tendances nouvelles dans ces deux domaines différents comme on l’a vu – stratégie de promotion des équipes sonores en tant qu’artistes, intégration de musiciens professionnels au monde du jeu vidéo – ont également contribué à la naissance de cette nouvelle culture musicale, où l’on apprécie le son du jeu vidéo comme œuvre d’un créateur individuel, signifiant par là-même la création d’un nouveau genre musical, cette fameuse geemu ongaku dans la société japonaise.

En dernier lieu, et de manière brève en raison du cadre précis alloué par cet article, nous souhaiterions rappeler que de tels changements ne furent pas tout à fait indépendants des jeux eux-mêmes. Le choix du genre classique par un compositeur comme Sugiyama s’est appuyé, comme nous l’avons déjà vu, sur le contenu du jeu mais aussi sur son caractère – le premier RPG de console sans action en temps réel, induisant nécessairement une écoute plus longue et répétitive de la même musique. On sait que pour la musique de jeux d’arcade, leur lien naturel avec la musique populaire de groupes de musique était lié aux caractères des genres de jeux alors à la mode – ainsi le succès des jeux de simulation ou de conduite, tels que Out-Run où fut choisi une musique d’autoradio fictionnelle, à savoir intégrée dans la narration ; ou encore celui des STG, les shooting games japonais à scrolling vertical ou horizontal, dont la longueur de chaque niveau augmente de plus en plus. À la différence des jeux de console, le plus essentiel hormis l’endurance à la répétition musicale fut d’attirer l’attention du premier coup : la composition d’une musique commerciale comme les chansons à la mode et l’impact de sons électroniques nouveaux s’avérèrent le moyen le plus efficace.

  1. En conclusion

Nous venons d’examiner la formation de la culture de la geemu ongaku en analysant deux sujets contrastés de la seconde moitié des années 1980. Cette époque est souvent considérée comme « l’âge d’or » de la geemu ongaku , mais malheureusement pour les protagonistes de cette prospérité – les jeux d’arcade pour borne spéciale ou de grande taille, et la série Dragon Quest en version NES – ils sont aujourd’hui presque inconnus en dehors du Japon et par conséquent il en va de même pour la culture autour de ces jeux. C’est une des raisons pour lesquelles cet article s’est concentré sur ces deux sujets relativement divergents. À notre époque, un événement comme le récent Grammy Award attribué à Baba Yetu pour Civilization IV semble être un signe que la musique des jeux vidéo aurait atteint un statut plus que considérable, y compris dans le monde occidental. Mais bien qu’il s’agisse d’une sorte de culture encore assez jeune et née à l’époque de la mondialisation, on ne peut raisonnablement toujours pas considérer la culture de la geemu ongaku formée au Japon et cet exemple de « Game Music Culture » décernant le Grammy à la série Civilization comme deux faits relevant du même ordre. Nous conclurons donc cet article sur cet espoir qu’une étude telle que la nôtre contribuera à de futures études comparatives des cultures.

BIBLIOGRAPHIE

Livres et Articles

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* Cette étude est également basée sur ces deux exposés par l’auteur :

YAMAKAMI Y. (2011, 5 novembre), “2D STG genru ni okeru geemu ongaku no kinoubunseki” (Analyse fonctionnelle de la « Geemu Ongaku » dans le genre des STG 2D), 62e Congrès National de la Société de Musicologie au Japon à l’Université Tokyo.

YAMAKAMI Y. (2012, 8 juillet). “Geemu wa donoyou ni kikareru no ka? Bideo geemu oudio no seiritsu to sono riterashi” (Comment écouter le jeu vidéo? – Formation des sons des jeux vidéo et leur « alphabétisation »), 7e congrès de Association pour l’Étude de la Culture et de la Représentation à l’Université de Tokyo.

 

Après l’apprentissage du piano, du solfège jazz et des percussions au conservatoire, M. Barbosa entre à l’Université Paris 8 pour étudier pendant 5 ans la Musicologie et s’intéresse d’abord à des compositeurs dits « différents » (Chostakovitch, Takemitsu, Schnittke) et liés à l’image. Passionné par les rapports entre la musique et les jeux vidéo, il écrit un mémoire sur la « musique vidéoludique » en y théorisant différents types de fonctions du langage sonore dans le médium visuel et interactif. Après avoir autoproduit et interprété un album de chansons, il émigre au Japon où il continue depuis à analyser les liens entre ludisme et musique.

Attiré par la musique française moderne, Y. Yamakami en étudie d’abord sa réception historique à l’Université de Tokyo. Pour approfondir ses recherches, il part étudier en France, soutient un DEA à l’Université Paris 8 puis termine un doctorat à l’Université de Tokyo sur l’Esthétique Musicale Française du XIXème siècle.  Parallèlement intéressé par la culture vidéoludique, il organise lectures académiques et performances autour du son dans le jeu vidéo. Après des recherches postdoctorales en Ecole Supérieure des Arts et des Sciences, il enseigne l’esthétique musicale à l’Université des Arts de Tokyo, et donne des conférences titrées « Expression Culturelle et Technologies » – dont le jeu vidéo – à l’Université Atomi.

 

Abstract

This article attempts to analyze the history and diffusion of the « game ongaku » (or video game music) in Japan. Despite their essential role in the formation of a Japanese video game music culture, two themes, scarcely addressed in Western research, guide this analysis: the development of a gaming culture in game centers (arcades) and the birth of the Dragon Quest console game series. The goal: to demonstrate how two phenomena of the same period – the 1980s – but from different contexts have definitively established a « golden age » of Japanese video game music and laid the foundation for what would become the modern Japanese music culture.

Keywords: videogames, music, Japan, arcade, Dragon Quest

 

Notes

[1] Voir le portail internet 2083WEB (<http://www.2083.jp/>) recensant les événements de ce genre.

[2] Il existe en japonais le mot « terebi geemu », pour « TV Game », à savoir jeu de télévision, réservé aux jeux de console ; et le mot « bideo geemu », pour « video game », qui est donc principalement utilisé pour les jeux d’arcade. Dans cet article, nous employons ces deux mots, suivant le contexte.

[3] YMO, pour Yellow Magic Orchestra, groupe avant-gardiste de musique électronique et pop-rock essentiellement actif de 1977 à 1984 et jusqu’à aujourd’hui.

[4] Voir ainsi les articles « Toi aussi écris de la musique pour jeu vidéo ! » de janvier 1988 ou le premier numéro de la série « Cours de Musique d’Appoint » de janvier 1989.

[5] T-Square, groupe de jazz-fusion parmi les plus importants de la scène japonaise et internationale, créé à la fin des années 1970.

[6] Tels que « Sega: After Burner Panic » le 19 décembre 1987 ou « Konami: X’mas Charity Event » le 25 décembre 1987.

[7] Notamment les synthétiseurs à modulation de fréquence et les Échantillonneurs PCM (pour « Modulation d’Impulsion Codée ») ont pu apporter avec leurs composants audio modernes de nouvelles variétés de timbres sonores, et cette nouvelle propriété musicale a rapidement gagné un soutien actif des joueurs. Bien des jeux pour les bornes spéciales de cette époque ont ainsi joui entre autres d’une meilleure réputation en raison de leur musique (voir la troisième section de cet article et son graphique). 

[8] Geemu Gyokai.Com, <http://www.gamegyokai.com/rank/fc.htm>.

[9] Certes dans la première moitié des années 1980, les RPGs étaient déjà importés au Japon et joués sur PC. Pourtant ce genre était encore très mineur et considéré que comme un sous-genre du jeu d’aventure. Le mot japonais « RPG » s’est répandu dans la seconde moitié des 1980, seulement après la mise en vente du premier DQ ou des premières réussites des représentants de l’Action-RPG (ARPG) sur console tels que The Legend of Zelda, et l’idée même du « RPG » orthodoxe s’est formée sur la série DQ et ses successeurs. Voir par exemple « Le petit Dictionnaire pour la Critique des Jeux vidéo » par Inoue Akito (dans Critique of Games, <http://www.critiqueofgames.net>)

[10] Sugiyama travaillait déjà à l’époque pour plusieurs groupes de musique pop des années 1960 et 1970, comme The Village Singers, The Tigers ou encore GARO, dont nombre de chansons furent à grand succès. Il écrivit aussi de la musique pour des anime ou des longs métrages d’animation, comme Space Runaway Ideon ou GATCHAMAN, ainsi que pour des émissions de télévision comme Kaettekita ULTRAMAN.

[11] Ces chiffres sont tirés de l’article de journal « Koukyou Kumikyoku Dragon Quest Concert datte itsumo man-in » de 1992.

[12] Provenant sans doute de la sonorité rustique et de sa temporalité élémentaire, le terme « pikopiko » est un qualificatif onomatopéique souvent utilisé pour les sons vidéoludiques, surtout ceux de la première époque (années 1980). La qualité sonore décrite par le terme pikopiko contribuait certes au charme de la musique vidéoludique, mais ce mot était aussi alors utilisé pour désigner l’a-musicalité de la partie audio des jeux vidéo.

[13] BEEP d’août 1986, Famicon Tsuushin (de 17/10 1986), etc.

[14] Ce genre privilégié qu’est la kurashikku ongaku était chargé de nombreuses connotations liées à l’histoire de l’occidentalisation du Japon, alors en cours depuis un siècle, amenant à considérer ce genre de manière inconditionnelle comme un des Arts les plus esthétique et éducatif pour la plupart des Japonais. Le musicologue et esthète Watanabe Hiroshi a évoqué dans son ouvrage de 1987 Choushuu no Tanjou, littéralement « La Naissance du Public », que ce nouvel auditoire de la musique classique, libéré de ces valeurs modernistes, a surgi dans cette seconde moitié des années 1980 au Japon, et qu’aller au concert classique perdit à cette époque de plus en plus ses symboles culturels et sociaux. En effet, la thèse de Watanabe décrit l’existence de ce type de valeurs autour de la kurashikku ongaku, et ce précisément jusqu’à l’époque que nous évoquons.

[15] Le mot exact est « undoukai » : les enfants, lassés d’écouter de la musique, commençaient alors à courir partout dans la salle…