Le plurilinguisme : authenticité, affirmation, compréhension et esthétique dans le cinéma, les jeux vidéo et le hip-hop

Simon Dor,PDF
Université de Montréal

Guillaume Roux-Girard,
Université de Montréal

Ce troisième numéro de Kinephanos se distingue quelque peu des précédents puisqu’il a pour genèse un séminaire doctoral offert à l’Université de Montréal par Michel Chion à l’hiver 2010. Intitulé « Les films bilingues et multi-lingues », ce séminaire interrogeait les formes que peut prendre — ainsi que les rôles que peut jouer — la coprésence de différentes langues au sein d’une même œuvre cinématographique. La concomitance de deux sinon plusieurs langues au sein d’un même film n’est pas un fait rare. Selon les observations de Chion, les mélanges d’idiomes sont apparus dès les débuts du parlant avec le film de guerre et le film de fraternisation. Ce phénomène n’a, par la suite, cessé de croître, s’intégrant aujourd’hui dans une multitude de films contemporains, et ce, tous genres confondus.

Mais quels sont les réels enjeux de ce plurilinguisme? À cela, Chion proposait quelques pistes de réflexion ayant toutes leurs implications esthétiques, politiques, socioculturelles, identitaires, etc. Par exemple, quel sens historique et politique peut-on conférer à ces langues dans l’univers diégétique du film? Quels sont les rapports de pouvoir qu’exercent ces langues entre elles? D’autres questions s’ajoutent lorsque l’on considère les contextes de production et de réception des œuvres. Par exemple, cherche-t-on à rendre accessible au spectateur le sens d’un dialogue dans une langue étrangère par des sous-titres? Veut-on plutôt intégrer un personnage qui tient le rôle d’interprète? Peut-on choisir de ne pas rendre accessible une langue à tous les spectateurs?

Les univers fantastiques mettent en évidence certains de ces enjeux, comme les langues utilisées ne sont natives pour aucun spectateur. Par exemple, dans The Lord of the Rings: The Fellowship of the Rings (Peter Jackson 2001), au moment où les quatre Hobbits et Aragorn croisent Arwen, celle-ci parle au rôdeur en sindarin, le langage elfique, et les Hobbits se questionnent à haute voix sur la signification de leur dialogue. Ce questionnement aurait pu faire écho à celui du spectateur, mais les sous-titres lui permettent de comprendre ce qui se dit. Les chants des Elfes qui quittent la Terre du Milieu que Frodo et Sam croisent plus tôt (dans la version étendue) ne sont quant à eux pas sous-titrés. C’est qu’entre la rencontre d’Aragorn et l’arrivée à Rivendell, la focalisation s’éloigne progressivement des Hobbits seuls pour passer à la compagnie de l’anneau plus largement, qui elle comporte des locuteurs du sindarin.

Bien que le séminaire avait pour principal objectif d’évaluer l’impact de ce mélange des langues sur l’expérience cinématographique, il a aussi ouvert la problématique du plurilinguisme à d’autres médias selon les intérêts de chacun des participants. L’animation et le jeu vidéo se sont alors joints à l’art cinématographique. Que ce soit à l’oral ou à l’écrit, les jeux vidéo ont depuis longtemps mélangé les langues pour différentes raisons.

Dans The Legend of Zelda : A Link to the Past (Nintendo [1991] 1992), le livre de Mudora permet au personnage de Link de traduire l’ancien langage d’Hyrule. Dans la version originale japonaise, ces anciennes écritures sont des hiéroglyphes égyptiens, alors que dans la version américaine, ils ont été remplacés par des signes sans logique, toujours reproduits à l’identique peu importe la mention écrite spécifique (Zeldawiki 2012). Cette ancienne écriture a un rôle ludique mis en évidence : celui d’être un obstacle qu’il faut franchir à l’aide d’un objet, le livre. Dans la version japonaise, elle avait en outre une fonction narrative, soit celle de donner un sentiment de présence au monde d’Hyrule. Pour donner un exemple plus récent, Uncharted 2 : Among Thieves (Naughty Dog 2009) mélange à la fois l’anglais, le tibétain, le turc, le latin et finalement, une langue inventée de toutes pièces pour les besoins du jeu, celle des gardiens de Shambhala. Parmi ces dernières, seules les langues maîtrisées et lues à voix haute par le personnage-joueur de la série, Nathan Drake, ou traduites par des personnages secondaires sont rendus accessibles à la compréhension des joueurs (à moins que ceux-ci ne maîtrisent eux-mêmes ces langues). L’utilisation de multiples langues consolide alors le lien qui unit les joueurs au personnage de Drake, tout en renforçant l’impression de « réalisme exotique » caractéristique de cette série de jeux d’action-aventure.

La question du plurilinguisme en est une d’actualité. Le Devoir relevait en juin 2012 comment le mélange des langues est une caractéristique du rap québécois. Ainsi, Philippe Papineau (2012) questionnait les artistes Koriass, Imposs, Samian et Frédéric Guindon à propos surtout de leur utilisation de diverses langues dans leur musique et au quotidien : français québécois, français international, anglais ou les langues autochtones. Malgré tout, l’un des obstacles rencontrés par les étudiants a été de trouver des études du plurilinguisme qui permettraient de leur donner une base théorique.  Ce numéro cherche modestement à jeter des bases pour des contributions futures à cette large question.

L’article de Michel Chion s’inscrit directement dans la lignée du séminaire qui a inspiré ce troisième numéro de Kinephanos. En s’intéressant plus particulièrement à l’une des nombreuses questions que soulève la problématique du plurilinguisme au cinéma, soit le doublage et le sous-titrage des films multilingues, Chion mesure les différentes implications de la coprésence d’idiomes lorsque vient le moment d’adapter un film pour une autre culture. Pour ce faire, il met l’accent sur les chocs et les écarts qui se produisent entre la « langue vue », celle que l’on lit sous forme de sous-titres ou qui est présente sous forme écrite dans la diégèse du film, et la « langue entendue », qui correspond soit à la langue prononcée dans la version originale du film ou encore celle qui a été superposée dans sa version doublée. Amorçant sa réflexion à partir d’une anecdote biographique qui a stimulé son intérêt pour la linguistique et le plurilinguisme, Chion trace un portrait historique de cette relation filmique entre la langue vue et la langue entendue en répertoriant une pluralité de cas de figure qu’il illustre à l’aide d’exemples précis, tirés d’un vaste répertoire cinématographique. Par le fait même, l’auteur explore les effets produits par l’uniformisation de la langue à travers les sous-titres, par le fait de lire une langue pendant qu’on en entend une autre, et par les autres conventions linguistiques (écrites et sonores) qui interviennent au grand écran ainsi que dans les versions en vidéocassettes ou en DVD des films.

Bronwen Low et Mela Sarkar nous transportent dans l’univers du rap montréalais. À l’aide des outils théoriques et méthodologiques développés par la sociolinguistique critique et d’une approche ethnographique et « hiphopographique », les auteures font passer la problématique du plurilinguisme à la culture musicale populaire. Grâce à une étroite collaboration avec les membres des communautés hip-hop de la métropole québécoise et à l’analyse d’une quarantaine de chansons parues entre 1999 et 2009, l’article démontre comment le mélange des langues devient, au sein du hip-hop montréalais, un phénomène sociopolitique et culturel qui défie les structures de pouvoir linguistique du Québec et déconstruit implicitement quelques idées de base de la nation québécoise. Le hip-hop étant un phénomène plus large que la musique rap elle-même, les auteures démontrent d’ailleurs comment ce plurilinguisme est quotidien pour une génération qui ne maîtrise pas nécessairement les langues dont elle emprunte des termes.

Skye Paine s’attaque quant à lui au rap en France. En insistant sur le caractère hybride du rap, entre un discours improvisé et une poésie soigneusement écrite, Paine propose de décortiquer le plurilinguisme du rap français, en démontrant comment il comporte des composantes d’au moins quatre (types de) langues : le français, les langues des pays d’origine des rappeurs (les langues du bled), l’argot et le slang. À partir d’une analyse rigoureuse du vocabulaire employé dans les paroles de chansons de quatre albums de la fin de la décennie 1990, ceux d’Afro Jazz, de NTM, de la Fonky Family et de Freeman, Paine démontre que chaque groupe/rappeur solo affiche une volonté délibérée de faire l’usage d’un discours symbolique qui représente l’identité sociale locale et hybride des paroliers qui les prononcent. Paine propose même l’idée controversée que le rap français, malgré sa nature plurilingue, et même s’il est représenté par des gens souvent vus comme des « moins que Français », est une culture qui respecte et promeut l’élégance de la langue française.

Jérémie Pelletier-Gagnon traite pour sa part de la vaste problématique de la localisation amateur des jeux vidéo et plus particulièrement de la réinterprétation du visual novel japonais à travers sa circulation transnationale. En appuyant son argumentation sur les concepts de « transfiguration » de Dilip P. Gaonkar et Elizabeth A. Povinelli et de « braconnage textuel » d’Henry Jenkins, Pelletier Gagnon démontre comment la langue japonaise devient un marqueur générique pour les fans de visual novels, soit une caractéristique qui donne un caractère authentique à l’origine japonaise de ce genre vidéoludique. Contrairement aux pratiques communes de l’industrie, qui consistent à faire disparaître la langue d’origine, les fans de ce genre préfèrent conserver certains éléments de japonais au moment de rendre ces œuvres accessibles à une plus grande communauté en traduisant le jeu en anglais.

Dans un article hors dossier, Adam Szymanski cherche à démontrer comment le film It’s All About Love (Vinterberg 2003) propose un contenu politique qui, malgré son contexte hollywoodien, se retrouve plus souvent dans ce qu’on appelle le « cinéma mineur », tel que décrit par Félix Guattari. En alliant cette notion à d’autres thèmes centraux de la philosophie de Guattari, il démontre que l’association du film de Vinterberg à ce type de cinéma passe principalement par la construction de la subjectivité d’un personnage fou. Le film exploite plusieurs stratégies narratives et esthétiques telles que les couleurs et les variations d’intensité sonore, qui embrouillent les frontières entre la normalité et le pathologique. Les structures dominantes du cinéma hollywoodien s’en trouvent alors ébranlées, conférant au film une valeur politique qui interroge la vision subjective que l’on peut avoir de l’identité nationale.

Finalement, Élisabeth Routhier, en lien avec la thématique du numéro, nous propose un compte rendu de l’ouvrage de Michel Chion intitulé Le complexe de Cyrano (2008). Cet ouvrage, qui traverse plus de 75 années de cinéma parlant en étudiant finement la représentation de la langue dans le cinéma français, s’intéresse non seulement aux styles d’écriture des scénarios, mais aussi aux accents, aux mentions écrites et à la lecture, entre autres, et a le mérite de ne pas s’intéresser qu’à des films encensés par la cinéphilie.

À travers de multiples arts, l’exploration de multiples langues dans une même œuvre est sujette à différentes problématiques. Ce thème nous montre que les concepts d’authenticité, de compréhension, d’affirmation et de rapport esthétique à la langue se rejoignent bien à travers le cinéma, le hip-hop et les jeux vidéo.

Bonne lecture!

Médiagraphie

Chion, Michel. Le complexe de Cyrano: la langue parlée dans le cinéma français. Paris : Cahiers du cinéma. 2008.

Jackson, Peter, dir. The Lord of the Rings: The Fellowship of the Rings, New Line Cinema, 2001. Film.

Papineau, Philippe. 2012. « Le franglais : fusionner pour exister ». Le Devoir, 23 juin. En ligne : http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/353168/le-franglais-fusionner-pour-exister

Straley, Bruce et Amy Hennig, dir. Uncharted 2 : Among Thieves. Naughty Dog, 2009. PlayStation 3.

Tezuka, Takashi, dir. The Legend of Zelda: A Link to the Past. Nintendo,  [1991] 1992. SNES.

Vinterberg, Thomas, dir. It’s All About Love. Focus, 2008. Film.

Zeldawiki. 2012. « The Legend of Zelda: A Link to the Past ». En ligne : http://www.zeldawiki.org/The_Legend_of_Zelda:_A_Link_to_the_Past