FemShep : féminité sexualisée ou subversive? Analyse du personnage féminin de la série Mass Effect

Numéro spécial, juillet 2017

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PASCALE THÉRIAULT
Université de Montréal

Résumé

Le personnage FemShep de la série Mass Effect (BioWare, 2007-2012) est souvent considéré comme un personnage féminin particulièrement intéressant et apprécié par les joueuses et les joueurs. Toutefois, les discours l’entourant sont souvent contradictoires : alors que certains la perçoivent comme une copie féminisée et sexualisée du personnage masculin Shepard, qui lui, serait le personnage par défaut, d’autres voient en FemShep un potentiel de subversion puisqu’elle se différencie de plusieurs personnages féminins de jeux vidéo. Cet article propose plusieurs interprétations possibles de FemShep, en analysant les représentations du personnage dans la publicité et dans la série de jeux Mass Effect.

Mots-clés : jeu vidéo, personnage féminin, Mass Effect, FemShep, performance de genre, héroïne d’action, sexualisation

Abstract in English at the end of the text

Introduction

La série Mass Effect de BioWare a beaucoup fait parler d’elle, notamment en raison de l’effet considérable des choix des joueuses et joueurs sur le déroulement de l’intrigue dans le jeu. Cette trilogie de science-fiction, parue entre 2007 et 2012, permet aux joueurs et joueuses de sélectionner le genre du personnage principal, en optant pour l’avatar Jane Shepard (que les fans appellent affectueusement FemShep) ou John Shepard (parfois surnommé BroShep), afin de sauver la galaxie d’une menace extra-terrestre qui veut éliminer toute trace de vie. Ce mélange de jeu de tir à la troisième personne et de jeu de rôle donne également la possibilité de choisir la classe à laquelle son personnage appartient (soldat, technicien, infiltrateur, etc.) et de personnaliser légèrement son apparence. En 2012, BioWare a publié des statistiques montrant les différentes façons dont le jeu a été joué, les choix que les joueuses et joueurs ont faits à quelques moments clés (sauver ou tuer la reine d’une espèce insectoïde, ce qui signifiera leur extermination dans toute la galaxie, ou encore devoir sacrifier un membre de son équipage pour en sauver un autre, par exemple), le pourcentage d’entre eux ayant choisi le parcours moral Paragon (conciliant, loyal, diplomate, etc.) ou Renegade (brutal, intransigeant) ainsi que plusieurs autres choix. On peut ainsi constater que seulement 18 % des joueuses et joueurs ont choisi d’utiliser FemShep plutôt que l’avatar masculin. Dans les forums de discussion et les articles journalistiques, on remarque pourtant une très grande appréciation du personnage féminin par les joueuses et joueurs, souvent considéré comme plus intéressant, plus développé et plus attachant que le personnage masculin. L’une des raisons souvent évoquées pour justifier l’attrait de FemShep est la performance de Jennifer Hale, l’actrice interprétant la voix du personnage (Cobbett 2012 ; Escapist Forums 2012, 2013 ; Polo 2011). Néanmoins, bien que la performance vocale de FemShep soit plus marquante que celle de BroShep, cela ne semble pas entièrement expliquer les préférences des joueuses et joueurs pour le personnage féminin.

Certains et certaines considèrent que FemShep est l’un des personnages féminins les plus intéressants dans l’univers des jeux vidéo. D’autres croient qu’elle n’est qu’une reproduction féminisée de BroShep, le personnage par défaut de la série. Plusieurs lectures du personnage sont donc possibles, et il est envisageable de voir FemShep comme une simple copie féminisée de BroShep, ce qui la rend moins intéressante, ou comme une figure subversive. Nous verrons comment le marketing et le design du jeu semblent démontrer qu’elle n’est que le double féminisé de Shepard, mais nous défendrons l’idée qu’elle incarne une nouvelle forme de féminité en s’inspirant de la figure de l’héroïne d’action pour former une nouvelle variante, qui s’éloigne du stéréotype classique de la femme forte et sexualisée, dont Lara Croft est l’exemple parfait. FemShep, dans toutes ses contradictions, représente une performance alternative de genre, ce qui pourrait expliquer en partie la réception favorable que le personnage a reçue parmi les joueuses et joueurs.

Personnages féminins et héroïne d’action

Pour comprendre la représentation des personnages féminins dans les jeux vidéo, il faut remonter aux origines de la culture masculine vidéoludique. L’ouvrage Digital Play (Kline et al., 2003) présente une revue de littérature sur les personnages féminins dans les jeux vidéo. Ces recherches en viennent toutes à la conclusion que la sexualisation et l’exploitation des personnages féminins reposent sur une construction hégémonique de la masculinité militarisée. Afin de comprendre pourquoi les jeux vidéo sont profondément phallocentriques et ne mettent presque pas en scène de personnages féminins, les auteurs de l’ouvrage remontent aux origines du jeu vidéo et démontrent comment la masculinité militarisée est née et a perduré dans la culture vidéoludique, notamment grâce au marketing. Les jeux vidéo sont nés dans des laboratoires financés par le complexe militaro-industriel et technologique (high-technology military-industrial complex) (Kline et al., 2003, p. 248) et mettaient ainsi l’accent sur les jeux de guerre, comme Spacewar (Russel, 1962). La culture des jeux d’arcade était majoritairement masculine, selon Kocurek (2015). Le marketing des jeux de maison a prolongé cette culture de violence et de masculinité militarisée en visant les garçons (Nintendo) et les adolescents masculins (Sega) avec des publicités qui glorifient la puissance et qui utilisent des sous-entendus sexuels. La violence présente dans les jeux serait en corrélation directe avec l’exploitation des corps féminins afin de répondre aux prétendues attentes des joueurs masculins. L’industrie tiendrait à conserver des valeurs sûres en créant des jeux où les personnages féminins sont réduits à des trophées ou des demoiselles en détresse et où la masculinité militarisée y tient une place d’honneur.

Burrill (2008) étudie lui aussi la culture masculine dans les jeux vidéo. Dans son livre Die Tryin’ : Videogames, Masculinity, Culture, Burrill tente de comprendre l’évolution de l’imaginaire masculin et en vient aussi à la conclusion que la masculinité est hégémonique dans les jeux. Selon lui, l’une des conséquences de la culture masculine hétérosexuelle des jeux vidéo est la surreprésentation des personnages masculins et des thématiques culturellement perçues comme étant masculines et viriles (comme la violence ou l’hypersexualisation des femmes). Les personnages féminins demeurent sous-représentés et incarnent souvent des rôles stéréotypés. La vidéoblogueuse Anita Sarkeesian a justement publié plusieurs vidéos, depuis 2009, qui vulgarisent les rôles et stéréotypes des personnages féminins vidéoludiques. D’après elle, les femmes endossent souvent des rôles de demoiselles en détresse, de femmes-trophées, ou encore d’objets de décor sexualisés. Plusieurs recherches universitaires se sont également penchées sur la question des représentations des femmes dans les jeux vidéo, constatant fréquemment la sexualisation de celles-ci.

Dietz (1998) a réalisé une étude de cas, en analysant 33 jeux populaires de Nintendo et Sega, qui démontre que les rôles usant de stéréotypes de genre sont fréquents et centraux dans les jeux vidéo. D’après Dietz, les rôles genrés traditionnels contribuent aux constructions sociales théorisées par Simone de Beauvoir (1949) et sont largement représentés dans les jeux vidéo. L’auteure affirme que, même si dans quelques jeux, les femmes sont représentées de manière positive, elles incarnent la plupart du temps des rôles de demoiselles en détresse, d’objets de désir, d’ennemies ou de trophées, alors que les personnages masculins sont plutôt associés à des actes d’héroïsme ou de violence.

MacCallum-Stewart (2008) a fait une étude de cas qui se penche sur plusieurs jeux et a noté que les représentations et les rôles féminins ont peu à peu changé depuis les précédentes études. L’auteure croit que, même si le milieu du jeu vidéo est centré sur les joueurs masculins, les joueuses et les personnages féminins sont plus acceptés que ce que laissent penser les médias. Si les femmes demeurent assujetties au regard masculin, les stéréotypes de genre, autant masculins que féminins, deviennent impopulaires et les jeux présentent des modèles plus diversifiés. L’étude de Kondrat (2015) a sondé quelque 234 joueuses et joueurs en leur posant des questions sur leurs habitudes de jeu ainsi que sur leur opinion à propos des stéréotypes genrés. Kondrat en est venue à la conclusion que l’image des personnages féminins demeure négative selon la majorité des joueuses et joueurs : les femmes sont représentées de manière stéréotypée puisqu’elles sont souvent sexualisées, ne portant que très peu de vêtements. De plus, peu de jeux mettent en scène une héroïne, les femmes étant souvent reléguées aux rôles de demoiselles en détresse ou d’objets sexuels, bien que ces représentations tendent lentement à changer. D’après les participants à l’étude, les raisons pour lesquelles la situation des personnages féminins demeure négative seraient liées à la publicité des jeux, qui met l’accent sur l’aspect érotique du corps féminin, ou encore au peu de femmes qui jouent ou travaillent dans l’industrie vidéoludique.

On peut cependant observer la naissance d’une certaine figure féminine dans cet univers de masculinité militarisée et de femmes-objets : l’héroïne d’action. S’inspirant du cinéma et des séries télévisées (notamment Ripley dans les films de la série Alien et Xena de la télésérie Xena : Warrior Princess), l’héroïne d’action taille peu à peu sa place dans les jeux vidéo, en particulier depuis quelques années. L’héroïne d’action a toutefois une nature ambiguë : bien qu’elle se trouve à des années-lumière du personnage féminin passif qu’est la demoiselle en détresse, elle perpétue des idéaux de beauté et de féminité mis en place par la société patriarcale (Inness, 2004; Brown, 2011). Même si elle est forte physiquement et émotionnellement, intelligente et en contrôle de sa destinée, elle correspond aux canons de beauté conventionnels en plus d’être objectifiée et fétichisée par le regard masculin sexualisant (Mulvey, 1993).

Lara Croft est l’exemple emblématique de la figure de l’héroïne d’action : elle correspond à la fois au fantasme masculin de la femme féminine et sexualisée et à la figure alternative de femme forte et active possédant des caractéristiques typiquement masculines (Kennedy, 2002). L’héroïne d’action remet néanmoins en question la thèse essentialiste, selon laquelle la biologie détermine le genre d’une personne, en renégociant les règles du genre, en s’appropriant des caractéristiques culturellement construites comme masculines et en performant des rôles traditionnellement réservés aux hommes (Brown, 2011, p. 24). Que ce soit au cinéma ou dans les jeux vidéo, l’héroïne d’action renverse la traditionnelle division des rôles entre les hommes et les femmes. La subversion qu’effectue l’héroïne d’action opère à même sa performance de genre, alors qu’elle s’approprie les codes de la masculinité militarisée tout en demeurant féminine. FemShep emprunte pour sa part des caractéristiques de la figure de l’héroïne d’action, comme l’appropriation de codes masculins, sans toutefois l’incarner totalement puisqu’elle n’est pas objectifiée comme peut l’être Lara Croft, par exemple, du moins dans le contenu des jeux Mass Effect. Ce traitement pourrait être expliqué par le fait que FemShep semble, à première vue, une copie féminisée du personnage original de BroShep.

FemShep : un BroShep féminisé ?

À première vue, le personnage de FemShep semble correspondre au stéréotype vidéoludique qu’Anita Sarkeesian (2013) appelle le « Ms. Male character » et que Trépanier-Jobin et Bonenfant (2017) expliquent plus en détails dans le présent numéro de Kinephanos. L’existence de FemShep ne serait alors due qu’à celle de BroShep. Même si les premiers tests d’animation du personnage de Mass Effect furent réalisés avec l’avatar féminin[1], il est facile de constater, lorsqu’on s’attarde au design des jeux de la série, que ceux-ci ont été conçus en fonction du personnage masculin et que le personnage féminin est relégué au second plan. En effet, BroShep est le personnage par défaut du jeu, alors que FemShep est une option secondaire qui doit être sélectionnée par les joueuses et joueurs. En ce qui concerne les animations des personnages, les designers n’ont pas pris la peine d’adapter la démarche de l’avatar féminin à son genre et à sa corpulence. La démarche lourde et masculine de FemShep peut d’ailleurs donner lieu à des situations cocasses, voire incongrues. Une vidéo sur le site YouTube, Mass Effect 2 – Blonde Femshep dress wearing FAIL, rend compte d’une de ces situations qui témoignent de l’animation masculine de FemShep. Lors d’une soirée mondaine dans Mass Effect 2, par exemple, FemShep porte une robe courte et moulante, mais s’assoit quand même les jambes écartées dans une pose très masculine qui découvre entièrement son entrejambe (plongé dans l’ombre). Comme le titre de la vidéo le souligne, cette combinaison de vêtements et d’animation apparaît, pour les fans, comme un accident vestimentaire (« dress wearing fail »), plutôt que d’être un moment voulu par les créateurs du jeu ou une référence intertextuelle à une célèbre scène du film Basic Instinct.

L’absence de différenciation entre les deux personnages sur le plan narratif témoigne également du modelage de FemShep à partir de l’avatar masculin. Les interactions que FemShep entretient avec les Krogans sont révélatrices à cet égard. Même si ces soldats extraterrestres perçoivent les femmes comme des corps servant à la reproduction de l’espèce, leurs échanges verbaux avec FemShep portent davantage sur ses prouesses militaires que sur ses capacités reproductrices. Les Krogans traitent FemShep exactement de la même façon qu’ils traitent BroShep : c’est-à-dire comme un soldat. Bien que les différences sexuelles existent dans l’univers de Mass Effect, elles ne semblent pas affecter l’attitude des personnages secondaires envers FemShep. Un contraste apparaît alors entre FemShep et les autres femmes qu’elle côtoie et qui, elles, semblent vivre des situations basées sur leur genre.

Le fait que le jeu offre peu de différences entre les avatars masculin et féminin, autant dans les animations que dans la narration, renforce l’idée que FemShep est modelée sur le personnage de BroShep. Comme l’expliquent Layne et Blackmon, l’absence de féminité[2] chez FemShep témoigne du fait que les concepteurs ont pris BroShep comme un étalon de mesure à partir duquel ils ont moulé le personnage féminin.

The female Commander Shepard does not seem to be different in any way from BroShep. While one would not expect (or want) a female character that was essentially different or downgraded from the male version of Commander Shepard (BroShep), the lack of acknowledgement of her femaleness reinforces the idea that the standard, default character is male and that developers are unwilling to make essential changes to the (male) commander based on biological sex. (Layne et Blackmon, 2013)

Au lieu de créer deux versions d’un personnage ne possédant pas de caractéristiques genrées ou possédant à la fois des caractéristiques masculines et féminines, le personnage féminin est celui qui adopte les caractéristiques masculines sans que l’inverse soit réciproque. En plus de renforcer l’idée que le joueur et le personnage par défaut devraient être masculins, l’approche des concepteurs laisse croire que l’égalité entre les genres passe par une duplication des caractéristiques masculines sur le personnage féminin. En calquant l’avatar féminin sur l’avatar masculin, les concepteurs se protègent contre d’éventuelles critiques sur la façon dont ils représentent les femmes, mais omettent de brosser un portrait positif de la féminité.

The lack of female qualities in FemShep both exposes the fact that the gaming industry believes the default player, and thus the default character, is and should be male and indicates a perspective that gender-blindness is the key to equality. By making the female characters exactly like the male characters, developers can sidestep any accusations of stereotyping or misrepresenting women. The problem with this, as with most times a gender-blind defense is invoked, is that the default rarely incorporates any female attributes, but is solely based on traditionally, historically, and contextually male characteristics. (Layne et Blackmon, 2013)

Layne et Blackmon (2013) ne croient pas que le gender-blindness, une tactique de design qui consiste à ne pas prendre en compte les genres mais plutôt à créer les personnages de la même manière, permette l’égalité entre les hommes et les femmes. Le personnage par défaut, sur lequel est calqué le personnage d’un autre genre, est traditionnellement masculin et n’a pas d’attributs féminins. Le contexte du jeu pourrait toutefois justifier en partie la représentation de la masculinité : Mass Effect se situe dans un environnement fictionnel militaire. La masculinité militarisée devient donc un état naturel, ce qui peut expliquer que FemShep est un calque de BroShep. Néanmoins, ce contexte renforce le stéréotype que le domaine militaire relève du masculin (et de la masculinité militarisée plutôt que simplement du militaire), et que la féminité n’y a pas sa place. De plus, on peut voir le contexte militaire comme un choix des concepteurs afin de vendre et de plaire à des joueurs considérés comme masculins, dans des cadres et des environnements hétéronormatifs.

Certaines différences notables existent toutefois entre BroShep et FemShep. L’une d’elles réside dans les options romantiques des deux personnages et semble particulièrement révélatrice du seuil de tolérance des sociétés occidentales. Dans le premier Mass Effect, BroShep a la possibilité de courtiser deux femmes (Ashley et Liara), alors que FemShep a le choix entre une romance hétérosexuelle avec Kaidan ou une romance homosexuelle avec Liara. Dans Mass Effect 2, BroShep se trouve encore limité aux relations hétérosexuelles avec un choix de six femmes (trois humaines et trois extra-terrestres)[3]. Encore une fois, les options sont plus ouvertes pour FemShep dans le second titre de la série : en plus d’avoir la possibilité de courtiser trois hommes, elle peut également séduire trois femmes. Ces options romantiques sont-elles la preuve d’une plus grande tolérance envers l’homosexualité féminine qu’envers l’homosexualité masculine en Occident, ou sont-elles une conséquence du calque du personnage féminin sur le personnage masculin? Quoi qu’il en soit, l’impossibilité de créer des romances homosexuelles avec BroShep a soulevé beaucoup de critiques. Les fans ont réclamé la possibilité d’établir une relation homosexuelle entre hommes, comme dans le jeu Dragon Age : Origins, également développé par BioWare. À ces critiques, le cofondateur de BioWare, Ray Muzyka, a rétorqué qu’il s’agissait d’un choix narratif fondé sur l’idée d’avoir un avatar à la personnalité prédéfinie :

Dragon Age is a first person narrative, where you’re taking on an origin and a role, and you are that character at a fundamental level. It’s fundamentally about defining your character, including those kinds of concepts. In Mass Effect it’s more a third person narrative, where you have a pre-defined character who is who he is, or she is. But it’s not a wide-open choice matrix. It’s more a choice on a tactical level with a pre-defined character. So they’re different types of narratives, and that’s intentional. (Muzkya, cité par Smee, 2010).

Selon Muzyka, Shepard est hétérosexuel parce que cette orientation cadre mieux avec sa personnalité. Dans son explication, Muzyka semble toutefois oublier que FemShep peut être hétérosexuelle ou lesbienne depuis le début de la série et parle de BroShep comme étant le vrai Shepard.

BioWare a pris en compte les critiques et a offert plus d’options pour le troisième Mass Effect. On constate néanmoins que les choix de partenaires masculins pour BroShep demeurent limités, contrairement à FemShep, qui a, encore une fois, autant sinon plus d’options lesbiennes qu’hétérosexuelles.[4] Ces indices suggèrent que FemShep ne serait en fait qu’une version féminine de la masculinité militarisée souvent présentée dans les jeux vidéo. Au premier regard, le fait que FemShep ait une orientation sexuelle plus variable et plus d’options que BroShep paraît réfuter la thèse qu’elle n’est qu’une copie féminisée de BroShep. Il faut toutefois garder en tête que les personnages féminins pouvant être courtisés par FemShep sont les mêmes que ceux qui peuvent être séduits par BroShep, alors que l’inverse n’est pas vrai.

Bref, FemShep ne se différencie de BroShep que par ses options romantiques, qui, par ailleurs, nourrissent les fantasmes des joueurs masculins présumés hétérosexuels. Le fait que les joueuses et joueurs aient l’option de choisir le genre du personnage ainsi qu’une relation hétérosexuelle ou homosexuelle n’encourage qu’à un certain point la subversion des rôles de genre. Il faut faire la distinction entre la diversité (le fait d’imposer aux joueuses et joueurs des groupes marginalisés) et la pluralité (définie comme le choix des joueuses et joueurs d’incarner des groupes marginalisés). Comme l’explique Shaw,

[p]luralism gives players the option of seeing marginalized groups represented only if a player so chooses, and therefore, it cannot fulfill the socially progressive goals of media representation. Diversity in video games necessitates that all audiences are confronted with different types of characters. […] While pluralism further differentiates between norm and other, diversity promotes difference without fetishizing it. (2014, p. 225)

La pluralité n’est qu’une option : certains pourront décider de ne pas jouer de groupes marginalisés, alors que la diversité fait la promotion de la différence en la normalisant. Pour Lavigne, le choix d’utiliser FemShep plutôt que BroShep promeut la pluralité plutôt que la diversité en donnant le choix aux joueuses et aux joueurs d’avoir du contenu progressiste dans leur jeu. La série Mass Effect est construite dans la pluralité, ce qui en fait son attrait, au détriment de la diversité. L’aspect progressiste de FemShep, au plan romantique, ne sera possible que si la joueuse ou le joueur a décidé de jouer son personnage comme étant homosexuel. Il est alors facile de passer à côté d’une expérience subversive en incarnant un personnage masculin hétérosexuel, comme il est possible d’en voir dans une majorité de jeux vidéo.

Publicités : sexualisation du personnage

Les campagnes publicitaires entourant la sortie des jeux de la trilogie Mass Effect démontrent également à quel point le personnage féminin est accessoire par rapport au personnage masculin. Malgré la réception favorable du personnage féminin, FemShep était totalement absente des images publicitaires et des vidéos promotionnelles. Le fait que BroShep soit le seul avatar à apparaître dans les publicités a mené plusieurs joueuses et joueurs à penser qu’il était la seule option de jeu possible. Sarkeesian (2013) croit d’ailleurs que l’absence de FemShep dans les publicités est l’une des causes du faible taux d’utilisation du personnage féminin. Après plusieurs critiques de la part des fans, BioWare a finalement rajouté FemShep dans les bandes-annonces ainsi qu’au dos de la pochette réversible du jeu, lors de la promotion de Mass Effect 3.

Une autre différence notable entre FemShep et BroShep concerne la féminisation et la sexualisation du personnage féminin dans les campagnes publicitaires autour des lancements des jeux. Tel que mentionné plus haut, les Ms. Male characters ne sont jamais que de simples copies d’un avatar masculin. Elles sont le résultat d’une série de transformations visant à rendre leur genre évident. L’une des stratégies marketing de BioWare fut de lancer, en 2011, un concours afin de décider du physique par défaut de FemShep. Le concours orchestré par BioWare se prêtait bien à la série Mass Effect, dont la narrativité repose sur les choix des joueuses et joueurs, mais seul l’avatar féminin a subi un tel traitement. Sur sa page Facebook, BioWare a présenté six FemShep possibles avec la même corpulence et les mêmes teintes de peau pâle (à une exception près, où la peau était un peu plus foncée). La forme de leur visage, la couleur de leurs yeux ainsi que la coupe et la couleur de leurs cheveux étaient les seuls éléments qui les différenciaient. Parmi ces six possibilités, la gagnante fut la Shepard blonde aux yeux bleus, qui a récolté près de 30 000 votes, soit environ 18 000 votes de plus que la FemShep qui est arrivée en seconde place.

Ce concours a suscité beaucoup de réactions négatives, autant de la part des journalistes que des joueuses et joueurs. Plusieurs ont mentionné qu’une Shepard blonde n’était pas originale, considérant l’utilisation abusive du stéréotype de la femme blonde aux yeux bleus dans les médias. Les journalistes ont attribué la victoire de celle qu’ils ont nommée BlondShep aux préférences des joueurs masculins, qui semblent avoir intériorisé ce stéréotype :

This is the 80 % male fan base that plays this game choosing the one they think is the most appealing, not the one that they think reminds them of Shepard, or even a soldier saving the galaxy. The voting had no story behind it, just looks, of course BlondeShep won in a pool that [sic] saturated with people that play MaleShep. (Conrad, citée par Hamilton, 2011)

En réaction au mécontentement des fans, BioWare a décidé de créer un deuxième concours afin que les joueuses et joueurs décident de la couleur de cheveux de FemShep, en conservant le reste des caractéristiques du premier choix voté (Fahey, 2011). Parmi les quatre choix disponibles, la Shepard rousse est finalement ressortie gagnante du concours de beauté.

Une forte critique a été formulée à l’endroit de cette stratégie de publicité. Bien que conséquent avec l’esprit de la trilogie Mass Effect, où l’on peut personnaliser les caractéristiques de l’avatar, le vote s’est transformé en véritable concours de beauté et de popularité. On peut en effet remarquer, dans les commentaires du concours, que les joueuses et joueurs ont principalement voté pour celle qu’ils considéraient comme la plus attirante. Cette instrumentalisation du corps féminin dans une optique commerciale a souvent lieu dans l’univers des jeux vidéo, tout comme dans celui d’autres produits culturels. Les héroïnes sont fréquemment mises en scène afin de plaire aux joueurs masculins hétérosexuels plutôt que pour incarner un modèle positif auquel le public féminin pourra s’identifier. En positionnant FemShep comme un objet agréable à regarder plutôt que comme un sujet actif, les deux concours viennent ébranler son statut fragile de rôle principal féminin.

L’absence réelle de choix donnés aux joueuses et joueurs est également problématique. Leur demander de choisir entre des corps quasi identiques, dont la seule différence réside dans une couleur d’yeux ou de cheveux, renforce l’idée qu’il n’y a qu’un seul type de silhouette acceptable (jeune et mince) et qu’une seule manière pour une femme d’être séduisante[5]. L’alignement des versions similaires de FemShep, lors du concours, n’est pas sans rappeler la figure de la fille en série théorisée par Martine Delvaux et mise de l’avant par Trépanier-Jobin et Bonenfant (2017) :

Les filles en série sont ces jumelles dont les mouvements s’agencent parfaitement, qui bougent en harmonie les unes aux côtés des autres, qui ne se distinguent les unes des autres que par le détail d’un vêtement, de chaussures, d’une teinte de cheveux ou de peau, par des courbes légèrement dissemblables… Filles-machines, filles-images, filles-spectacles, filles marchandises, filles-ornements… elles sont l’illusion de la perfection. (Delvaux, 2013, p. 10-11)

La sérialité des corps féminins donne une illusion de ce que devrait être ce corps féminin idéal, qui tend à remplacer l’image de la « vraie » femme. Bref, il semble plausible de croire que le personnage de FemShep est un calque féminisé et sexualisé du personnage de BroShep qui n’échappe pas au phénomène de la Ms. Male character, largement répandu dans le monde vidéoludique. C’est du moins ce que les discours des concepteurs et les publicités entourant la sortie des jeux laissent croire. Rien n’empêche toutefois les joueuses et joueurs de formuler d’autres interprétations à l’égard du personnage féminin et même de la concevoir comme une héroïne d’action forte et libérée.

FemShep comme figure subversive

On pourrait en effet voir FemShep non pas uniquement comme une copie féminisée de BroShep, mais comme une héroïne d’action qui performe un nouveau genre, empruntant des codes socialement construits à la fois comme masculins et féminins. Elle détiendrait alors le potentiel d’ébranler les modèles et les stéréotypes de genre dominants (Kotsiovos, 2013). Dans cette optique, bien que FemShep soit inspirée de BroShep, sa performance de la masculinité, alors qu’elle possède un corps socialement construit comme étant féminin, permettrait de subvertir son genre, de résister aux conventions et de dénaturaliser la féminité.

La théorie sur la performance du genre de Judith Butler, également présentée par Trépanier-Jobin et Bonenfant (2017) dans ce numéro de Kinephanos, peut ici être utile pour comprendre sur quels aspects repose le potentiel subversif de FemShep. Dans son texte « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory » (1988) et son ouvrage Trouble dans le genre (2005), Butler avance l’idée que le genre et le sexe sont des constructions sociales. Selon elle, l’identité sexuée d’un individu est construite à travers les structures de genre et se manifeste dans les actions, le comportement et le langage. La reproduction des conventions de genre se fait donc par l’interaction entre les corps, qui performent ces actions et ces comportements pour se conformer aux attentes de la société. Ainsi, le genre n’existe qu’à travers les performances des sujets sociaux et constitue une source d’oppression. Comme l’explique Trépanier-Jobin (2013), il existe toutefois deux types de performance chez Butler :

Il ne faut donc pas confondre la performance « ordinaire » du genre avec la performance « parodique » du genre ayant lieu lorsqu’une personne imite intentionnellement les conventions de genre de manière exagérée. Même si l’une et l’autre des performances consistent à reproduire des pratiques corporelles culturellement valorisées, la performance « ordinaire » du genre contribue à naturaliser ces pratiques corporelles, alors que la performance « parodique » du genre est susceptible de mettre en évidence leur artificialité. (2013, p. 199)

Performer autre chose que les conventions de son genre d’appartenance ou performer les conventions de genre du sexe opposé de manière exagérée (comme le font les drag queens ou les drag kings) ouvrirait la porte à une subversion de l’identité sexuée. Pour Butler, « [e]n imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence » (Butler, 2005, p. 261). L’imitation amplifiée d’un genre et le mélange des attributs féminins et masculins sur un même corps dévoilent l’artificialité des genres . Selon Trépanier-Jobin, les espaces numériques offrent la possibilité de modeler les corps des avatars avec une liberté partielle, sans toutefois totalement échapper aux conventions de genre : les joueuses et les joueurs sont contraints, dans une certaine mesure, à performer les normes de genre conventionnelles liées à leur avatar. Il est également possible de performer le genre d’une autre manière. Ces performances sont « réalisées par des avatars dont la physionomie s’éloigne des modèles dominants, dont les attributs ne correspondent pas à leur sexe d’appartenance ou dont l’imitation exagérée des conventions de genre met en évidence l’artificialité de leur performance » (2013, p. 219). Bien que FemShep soit inspirée de BroShep, sa performance de la masculinité, exécutée avec un corps socialement construit comme étant féminin, permettrait d’offrir une nouvelle performance subversive de genre.

On peut affirmer que les performances de genre des personnages non-joueurs de Mass Effect restent traditionnelles, alors que FemShep possède plusieurs caractéristiques de l’héroïne d’action : elle est un personnage qui agit et qui prend possession du pouvoir et de caractéristiques masculines. Si FemShep se comporte de la même manière que BroShep parce qu’elle en est son calque, alors l’interaction entre FemShep et les personnages secondaires permet d’accentuer le renversement des rôles traditionnels et renforce l’idée qu’elle subvertit son genre en incarnant une nouvelle forme de féminité. En observant certains personnages féminins secondaires de la série Mass Effect, on remarque en effet que leurs performances ne se distancent pas des performances de genre traditionnelles. L’un des exemples les plus frappants est le cas de Liara. Bien que le personnage soit une Asari, c’est-à-dire une espèce extra-terrestre asexuée ou mono-genrée, ce qui revêt en soi un caractère subversif par rapport aux normes de l’hétéronormativité et au système binaire de genre, elle a une apparence féminine et un comportement considéré comme féminin. Dans le premier Mass Effect, Liara explique même que les Asaris sont un peuple au tempérament calme et paisible, qui possède en plus un instinct maternel. Bien que le peuple Asari soit non genré, l’apparence physique de ces extra-terrestres est similaire à celle du corps humain biologiquement féminin (des seins et des hanches, une taille fine, etc.) et les caractéristiques qui lui sont associées sont celles traditionnellement perçues comme étant féminines, comme la douceur et la maternité, par exemple. Ce qui aurait pu être subversif (la maternité qui n’est pas associée à un genre) ne l’est finalement pas puisque certains codes dits féminins sont utilisés pour représenter les Asaris, qui ressemblent finalement plus à des Amazones domestiquées, fantasmées par des créateurs masculins hétérosexuels. Bien que le jeu affirme que les Asaris sont neutres, on se rend rapidement compte que la neutralité semble plutôt associée à la féminité et à une exhibition des corps féminins pour le plaisir masculin hétérosexuel. Les Asaris utilisent des pronoms tels que she et her plutôt que des pronoms neutres, ainsi que des titres comme matriarch et daughter. Elles sont aussi dépeintes comme des chasseuses (huntress), des diplomates et, à de nombreuses reprises, des danseuses nues dans des boîtes de nuit. Elles représentent une sorte de fantasme dans la galaxie, des sortes d’Amazones lesbiennes avec une grande libido, toujours disponibles pour des relations sexuelles. Même Liara, qui a une attitude plus conservatrice, est sexualisée. Sa tenue met ses formes en valeur et ses manières, son comportement ainsi que ses habiletés contribuent à son érotisation. Liara marche de manière gracieuse et féminine et elle s’assoit les jambes croisées. Ces éléments visuels contrastent avec la démarche masculine de FemShep. Sur les plans narratif et ludique, Liara est dépeinte comme étant une chercheuse plutôt qu’un soldat et elle agit plus souvent en diplomate que de manière agressive.

Quoique différente de Liara, le personnage d’Eve, qui appartient à l’espèce des Krogan, performe également son genre de manière traditionnelle. Puisque ses vêtements la couvrent comme pour contrôler son corps, elle semble correspondre au fantasme orientaliste de l’Autre, dont la féminité est réprimée par des mâles violents et opprimants. Eve est une figure exotique qu’il faut libérer, une figure typique de l’orientalisme (Saïd, 2015). Elle lutte contre cette oppression pour que les femmes Krogan aient plus de pouvoir, mais essentialise la dichotomie mâle-femelle en disant que les femmes sont plus paisibles et attentionnées que les hommes. Elle apparaît donc comme une sorte de suffragette[6] qui défie le statu quo. La performance de la féminité d’Eve est différente de celle de Liara, mais non pas moins conventionnelle et sujette à l’oppression. Les autres personnages féminins de la série Mass Effect offrent des performances de la féminité qui se retrouvent souvent dans les jeux vidéo. EDI est perçue comme figure réconfortante et sexuelle, Tali comme figure timide et douce et Miranda comme figure sexuelle. Puisqu’elle est une figure forte, Ashley se rapproche un peu de Lara Croft et de FemShep, mais son physique demeure objectifié pour le regard masculin : habits et armures ajustés, décolletés et maquillage ne sont pas des artefacts généralement associés aux soldats. De plus, Ashley, Tali et Miranda ne peuvent être courtisées que si Shepard est un homme, ce qui renforce l’aspect hétéronormatif de ces personnages. Bref, la féminité de tous ces personnages secondaires contraste avec la masculinité de FemShep et rend cette dernière plus évidente, ce qui renforce par le fait même son potentiel subversif.

La possibilité de rendre FemShep lesbienne contribue à son potentiel subversif. Tel que discuté par Trépanier-Jobin et Bonenfant (2017), l’hétérosexualité, pour Monique Wittig, est hégémonique et étend sa domination grâce à la pensée straight, c’est-à-dire l’ensemble des discours (comme les films, la publicité et le langage) qui normalisent l’hétérosexualité et qui discréditent toute autre forme de sexualité. D’après Wittig, la figure de la lesbienne détient le potentiel de renverser le système hétérosexuel et de mettre en évidence le caractère artificiel de la catégorie femme, parce qu’elle fournit la preuve que les femmes n’ont pas toutes pour unique fonction de désirer les hommes. Monique Wittig cherche d’ailleurs à provoquer et à déconstruire certaines idées préconçues en affirmant que :

le sujet désigné (lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. Car en effet ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, […] relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles (2007, p. 54).

Selon Wittig, la lesbienne met en évidence le caractère artificiel de la femme, car elle ne correspond pas à l’image traditionnelle de la femme telle que vue dans la plupart du temps dans la société. Pour Trépanier-Jobin, les choix amoureux que l’on peut faire dans certains jeux vidéo remettent en question l’hétéronormativité : « En incitant constamment l’usager à expérimenter des sexualités homosexuelles ou bisexuelles, le jeu [The Sims Social] remet […] en question l’idée que l’hétéronormativité est le seul modèle de sexualité naturel et viable » (2013, p. 219). Pour Consalvo (2003), cette option rappelle aux joueurs et joueuses l’existence de sexualités hors norme et peut en troubler certains. Les joueuses et joueurs ont le loisir, avec FemShep (et avec BroShep, uniquement dans Mass Effect 3), d’expérimenter des sexualités hors du cadre normatif. Toutefois, la possibilité d’expérimenter des relations homosexuelles demeure optionnelle. Comme Shaw l’exprime, « if the player need [sic] to push a “gay button”[7][…] to see same-sex relationships in games, then anyone who doesn’t or is unaware that button exists can continue to consume the heteronormative dominated texts » (Shaw, 2013). Pour celles et ceux qui choisissent de ne pas explorer les options homosexuelles du jeu, leur expérience restera dans un cadre hétéronormatif. La subversion de la sexualité de FemShep n’est donc qu’optionnelle.

Les performances de genre des personnages masculins sont aussi importantes dans la construction de la féminité subversive de FemShep puisqu’elles servent de point de comparaison et de contraste. Les personnages féminins et masculins performent leurs genres respectifs de manière conventionnelle, ce qui ne permet qu’à FemShep d’être une figure réellement subversive. À l’exception de Cortez[8], les personnages masculins de la série correspondent à ce que l’on attend de la masculinité militarisée. Le Lieutenant James Vega, dans Mass Effect 3, en est l’exemple parfait. Fort, audacieux, héroïque, à l’apparence physique typiquement militaire (musclé, cheveux rasés, etc.), il apparaît comme le personnage classique de jeux vidéo, tel que décrit par Dietz (1998) et Kline (2003).

Les performances de genre de FemShep n’entrent toutefois pas dans l’un des moules de la masculinité ou de la féminité, mais passent plutôt outre la question du genre. Son apparence physique n’est pas sexualisée comme celle d’un personnage typique de jeu vidéo, comme Lara Croft. Contrairement aux concours de beauté et à la publicité entourant les Mass Effect, FemShep n’est jamais dépeinte, dans les jeux, comme un objet sexuel pour le regard des joueurs masculins hétérosexuels. Son armure et ses vêtements n’accentuent pas ses formes, contrairement aux personnages féminins secondaires de la série. Par ailleurs, sa voix est plus dure et plus grave que celle des autres femmes et elle arrive à s’imposer face à des hommes considérés comme virils, par exemple Vega. Bien qu’elle arbore quelques traits masculins, elle est dépeinte comme une personne sensible et maternelle, notamment lorsqu’elle réconforte Steve Cortez et lorsqu’elle discute avec Garrus de la possibilité d’avoir des enfants[9]. FemShep rejette les signes traditionnels de la féminité, sans toutefois être entièrement masculine, ni réellement sexualisée dans les jeux.

Conclusion

En comparant les performances de genre effectuées par FemShep à celles des autres personnages, féminins et masculins, ainsi qu’en les comparant à la figure de l’héroïne d’action, on peut voir comment Mass Effect crée une héroïne complexe basée sur un amalgame entre un leader militaire fort et une sensibilité qui se rapproche des constructions sociales de la féminité. Les stratégies marketing de BioWare n’ont pas semblé prendre en compte le potentiel subversif de FemShep, en ne la traitant que comme un objet de désir pour le regard masculin. Il en va de même pour les concepteurs du jeu, qui semblent considérer le personnage comme une pâle copie de son alter ego masculin. En tant que joueuse ou joueur, il est facile de passer à côté du personnage de FemShep et de rester dans la masculinité militarisée hétéronormative que l’on retrouve dans beaucoup d’autres jeux, puisque BroShep est le personnage par défaut. Cependant, les joueuses et joueurs peuvent participer à la subversion du genre en incarnant une Shepard plus complexe, pleine de contradictions, qui possède des caractéristiques de l’héroïne d’action tout en dépassant les limites de cette figure grâce à ses préférences sexuelles. Les possibilités autour de sa sexualité permettent également de dépasser les normes hétérosexuelles habituellement présentes dans les jeux vidéo. Mass Effect ouvre la porte aux représentations diversifiées des personnages féminins, mais pour qu’un jeu défie réellement l’hétéronormativité, il doit être conçu dans ce but plutôt que de donner une simple possibilité aux joueuses et joueurs. FemShep se démarque de la figure de l’héroïne d’action en n’étant pas sexualisée dans les jeux. Ceci révèle à quel point l’identité de genre de FemShep est complexe, parfois contradictoire et singulière, ce qui fait d’elle une figure féminine forte et mémorable dans le paysage vidéoludique.

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Pascale Thériault est doctorante en études cinématographiques au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques à l’Université de Montréal. Après avoir préconisé une approche féministe des jeux vidéo en s’intéressant à la figure de l’héroïne d’action vidéoludique dans le cadre de sa maîtrise, elle étudie maintenant les enjeux féministes dans les jeux vidéo. Plus précisément, elle s’intéresse aux diverses tactiques que les femmes mettent en place pour se réapproprier les jeux, ce que soit dans la création ou dans habitudes de jeu. Dans le cadre de ses recherches pour le groupe LUDOV, elle s’intéresse aussi à l’histoire discursive des jeux d’aventure.

Abstract

The female version of the main protagonist in the Mass Effect series (BioWare, 2007-2012), named FemShep, is often considered as a particularly interesting female character, and is appreciated by many players. However, the discussions surrounding her identity are often contradictory. While some people only see her as a feminized and sexualized copy of the male avatar Shepard, others see FemShep as a potentially subversive female character, because she differs from the usual portrayals of women in video games. This article proposes several possible readings of FemShep, analyzing the character in both advertising, and the series of games.

Keywords: Video games, female character, Mass Effect, FemShep, action heroine, gender performance, sexualisation

Notes

[1] C’est ce qu’a indiqué sur Twitter Jonathan Cooper, un des animateurs ayant travaillé sur Mass Effect 1 et 2, avant de préciser qu’il avait réutilisé les captures de mouvement du jeu Jade Empire et qu’il avait toujours été prévu de créer une version masculine et une version féminine de Shepard.

[2] Par féminité, nous entendons ici des caractéristiques socialement construites pour être associées au genre féminin, et non une « essence féminine ».

[3] Avec la possibilité d’une septième dans une extension du jeu.

[4] Les options hétérosexuelles de FemShep sont encore plus limitées si les choix des joueurs et joueuses ont mené à la mort de Kaidan dans le premier Mass Effect et que Garrus n’a pas été courtisé dans le deuxième; ce sont deux options hétérosexuelles sur quatre qui disparaissent, laissant toutefois les quatre options homosexuelles.

[5] BroShep, tout comme FemShep, ne peut avoir qu’un seul type de silhouette. Toutefois, alors que la figure de FemShep est conforme aux standards de beauté, le physique de BroShep représente plutôt la puissance et la virilité.

[6] Les suffragettes font partie de la première vague des mouvements féministes. Ce groupe tentait principalement d’acquérir pour les femmes les mêmes droits que les hommes, tels que le droit de vote, et s’inscrivait dans un féminisme libéral, qui ne niait pas les différences entre les sexes (Bourcier et Moliner, 2012 ; Surprenant, 2015).

[7] Le « gay button » est un terme inventé par la game designer Anna Anthropy et utilisé pour désigner l’option queer dans un jeu, option qui peut aussi être ignorée, laissant la possibilité de subversion aux joueurs et joueuses plutôt que d’offrir d’emblée un contenu diversifié (Adams, 2015 ; Shaw, 2013).

[8] Steve Cortez est le seul personnage ouvertement et officiellement homosexuel du jeu, qui performe quant à lui une masculinité considérée faible, qui se rapproche de la féminité. Il ne démontre pas sa force physique et ne prend pas réellement part aux combats. Il est un personnage plutôt passif, qui pilote la navette plutôt que le vaisseau principal.

[9] Une telle conversation n’est pas possible en tant que BroShep : le personnage masculin ne peut pas courtiser Garrus, la discussion sur la possibilité d’avoir des enfants n’existe pas. BroShep, par ailleurs, ne mentionne pas vouloir des enfants à ses éventuelles partenaires.