Introduction: Musique et médias, des connectivités à repenser

Volume 6, numéro 1, décembre 2016

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ANDRÉANE MORIN-SIMARD & HÉLÈNE LAURIN
Université de Montréal / Université du Québec à Montréal

Que l’on admette l’avènement d’une « révolution numérique » (i.e. Chantepie et Le Diberder, 2010; Bartmanski et Woodward, 2013) ou, à l’instar de Jenkins (2006), que l’on préfère la notion de « convergence », force est de constater qu’Internet et la migration de la musique enregistrée vers les formats numériques ont grandement changé le paysage culturel des dernières décennies. Les stratégies de distribution se sont graduellement adaptées à la capacité de disséminer massivement du contenu musical à un débit jamais atteint par les systèmes de diffusion et de distribution traditionnels, comme en témoignent la parution surprise de l’album Beyoncé sur iTunes en décembre 2013, ou l’offre de l’album In Rainbows (2007) de Radiohead en format numérique en échange d’une contribution volontaire. L’accès rapide et quasi illimité à des banques de musique sur Spotify et autres plateformes du genre favorise la découverte et modifie les rituels associés à l’écoute de la musique, à un point tel qu’on a noté que l’auditeur appartenant aux plus jeunes générations « utilise » plus qu’il ne « possède » la musique faisant partie de sa collection (Arditi, 2015, p. xix).

Abordée dans le sens strict du terme anglais connectivity, l’idée de connectivité et les liens qu’elle entretient avec les médias et la musique évoque notamment les enjeux reliés aux réseaux et aux appareils permettant à la musique de circuler dans ces conditions. L’étude des formes de connectivité permises par les technologies numériques est bien dans l’air du temps, comme en témoignent des publications récentes comme MP3: The Meaning of a Format (Sterne, 2012) et The Oxford Handbook of Music and Virtuality (Whiteley et Rambarran, 2016). Les nouvelles pratiques engendrées par les technologies numériques font certes partie des interrogations qui animent les textes réunis dans ce numéro de Kinephanos. Les plateformes de lecture en continu (streaming) et les logiciels de production musicale en ligne, par exemple, dépendent du Web pour fonctionner et connectent des individus entre eux, tantôt par la possibilité de « suivre » le fil d’écoute d’autres auditeurs, tantôt par la mise en relation de musiciens qui se trouvent aux quatre coins de la planète.

Malgré la foule de nouvelles possibilités offertes par la mise en réseau de la musique et des individus qui gravitent autour d’elle, les interactions entre la musique et les médias traditionnels ne doivent pas être éclipsées. La radio, les magazines spécialisés et les palmarès, par exemple, créaient des communautés autour de genres musicaux (voir Frith, 1996 et Toynbee, 2000) bien avant que les réseaux sociaux et forums de discussion ne permettent des rencontres virtuelles entre les individus en faisant partie. Ces médias poursuivent leur travail aux côtés de nouvelles plateformes d’information. Ainsi, loin de définir la connectivité de manière univoque, ce numéro invite le lecteur à considérer le terme dans sa dimension relationnelle et à élargir la réflexion à une multitude de connexions produites par la rencontre entre la musique et les médias. Ce sont donc les rôles multiples que remplit la musique dans les médias, ainsi que les rôles que remplissent les médias dans la circulation de la musique, qui sont au cœur de ce numéro.

Les trois premiers textes orientent leur réflexion vers certains enjeux posés par la relation entre les technologies numériques et la musique dans le contexte de la consommation et de la production musicale. Danick Trottier dresse un portrait statistique des publics de festivals québécois de musique classique. Les résultats d’enquêtes réalisées lors des éditions 2015 de Montréal/Nouvelles Musiques et du Festival de Lanaudière sont à la base d’une réflexion sur l’impact de l’âge et du niveau de scolarité sur les façons dont les participants écoutent et obtiennent de l’information sur la musique, ainsi que sur leurs préférences en termes de genres musicaux. L’auteur confronte notamment les données obtenues à des concepts phares dans le domaine de la sociologie des pratiques culturelles, soit l’habitus de Bourdieu et l’omnivore culturel de Peterson. L’interrogation des participants au sujet des supports qu’ils utilisent pour écouter la musique s’inscrit dans une discussion sur un sujet de grand intérêt pour la musique classique, et pour les études sur la musique de manière plus générale : l’importance, pour la mélomanie, de la relation au disque. Dans un contexte où l’offre de musique sur les supports numériques est de plus en plus grande, Trottier insiste plutôt sur l’hybridité de l’écoute et montre que les médias et les supports traditionnels occupent encore une place dans le paysage culturel.

Alors que la méthode de l’enquête permet à Trottier de réfléchir aux habitudes d’un public précis, Mathew Flynn s’en sert de manière exploratoire afin de faire lumière sur la notion d’écoute. Une enquête réalisée auprès d’étudiants en musique dans une université du Royaume-Uni lui permet de proposer une typologie de six positions d’écoute entre lesquelles un auditeur peut osciller en fonction du degré d’attention porté à la musique et du support utilisé. L’auteur offre un complément aux études sociologiques et musicologiques de l’écoute et de l’attention en interrogeant notamment les postures qui émergent des plateformes de lecture en continu comme Spotify. La catégorie de « l’écoute conversationnelle » (conversive listening), par exemple, décrit une forme de « conversation culturelle » (Lanham, 2006) entre l’auditeur et les corporations qui recueillent les données reliées à leurs habitudes d’écoute musicale à des fins promotionnelles. L’écoute, dans ce contexte, ne concerne pas seulement une attitude psychologique de la part de l’auditeur, mais prend également en considération la trace qu’il en laisse.

Le texte de Martin K. Koszolko et Ed Montano délaisse le pôle de la consommation pour nous transporter dans le monde de la création collective de musique électronique à distance. L’évaluation de trois projets de création entrepris sur les logiciels collaboratifs Ohm Studio, Audiotool et Blend problématise les rôles stricts définis par le studio d’enregistrement, alors que le créateur oscille entre les rôles d’artiste, de collaborateur et de producteur exécutif. Les auteurs s’intéressent plus particulièrement aux outils de communication qui sont mis à la disposition des usagers de ces plateformes et à la façon dont ils redéfinissent les communautés de musiciens. L’observation du processus créatif et les entrevues avec des acteurs du monde de la musique électronique australienne permettent notamment à Koszolko et Montano de remettre en question la notion de « scène » musicale, puisque la distribution de musique sur Internet fait tomber les frontières géographiques et stylistiques.

Le texte suivant s’éloigne de considérations plus larges sur la situation de la musique dans les médias afin de se concentrer sur des objets esthétiques précis. Jenna Ng et James Barrett s’intéressent à la musique populaire des années 1960 parsemant la série télévisée Mad Men (Matthew Weiner, 2007-2015) et le jeu vidéo de tir à la première personne Wolfenstein: The New Order (Bethesda Softworks, 2014). Leur loupe analytique se tourne vers la transmission d’une critique de l’idéologie néolibérale par la juxtaposition entre les paroles et l’image, ainsi que par le contraste stylistique entre la reprise et la version originale de chansons comme  « House of the Rising Sun » (The Animals, 1964). Les auteurs proposent que la musique soit un véhicule privilégié dans la création d’un « passé à demi imaginé » (half-imagined past), soit une représentation ancrée à la fois dans l’archive historique et à la fois dans l’imagination du spectateur/joueur. Mis en parallèle avec le concept de nostalgie, qui a reçu beaucoup d’attention dans les études sur la musique de film et de télévision, le concept de passé à demi-imaginé offre une façon originale de réfléchir au rôle de la musique dans les représentations du passé, que celles-ci soient fidèles à une réalité historique ou qu’elles dépeignent une trajectoire alternative.

Finalement, notre auteur invité, Martin Lussier, signe un article explorant les différentes figures de la musique pop engagée, telle qu’elles sont constituées dans la presse écrite. Il parvient à dégager quatre figures de l’engagement musical, tous autant de thèmes que les chroniqueuses et chroniqueurs culturels mobilisent fréquemment : la politique du texte, celle du contexte, celle des industries culturelles et celle de la conscientisation. Lussier aborde la connectivité entre la musique et les médias par le truchement des concepts d’articulation et de représentation, deux concepts for importants dans la tradition des cultural studies. Le premier contribue à faire comprendre que des formes d’évidence doivent être interrogées, particulièrement de la perspective d’associations qui peuvent apparaître immuables. La représentation, pour sa part, peut aider à tisser les liens de l’articulation, en ce sens que les représentations peuvent contribuer à cimenter certaines manières dont une réalité est articulée à une autre. Ainsi, si la musique engagée au Québec est souvent articulée à des textes politiques, Lussier démontre néanmoins la pluralité des figures d’engagement musical, prouvant par le fait même que les représentations sont multiples et l’articulation initiale, plus fragile qu’on ne le croit.

C’est donc toute une diversité d’objets, de pratiques et de zones géographiques qui est étudiée dans ce numéro et qui, mise en parallèle avec la variété d’approches mobilisées par les auteurs, nous rappelle que la musique remplit une multitude de fonctions dans la sphère culturelle et dans la réflexion académique. Que les constructions dans lesquelles on l’intègre soient de nature artistique ou discursive, la musique représente un puissant dispositif capable de mettre en relation des mondes, des espaces, des individus, des communautés et des idéologies. Nous espérons que les contributions réunies ici sauront stimuler la réflexion sur les ruptures et continuités dans les rapports entre la musique et les médias.

Bibliographie
ARDITI David (2015), iTake-over: The Recording Industry in the Digital Era, Lanham, MD, Boulder, NY, Londres, Rowman & Littlefield.

BARTMANSKI Dominik & WOODWARD Ian (2015), « The Vinyl: The Analogue Medium in the Age of Digital Reproduction », Journal of Consumer Culture, vol. 15, nº 1, p. 3-27.

CHANTEPIE Philippe & LE DIBERDER Alain (2010), Révolution numérique et industries culturelles, Paris, Découverte.

FRITH Simon (1996), Performing Rites: On the Value of Popular Music, Cambridge, MA, Harvard University Press.

LANHAM Richard A. (2006), The Economics of Attention: Style and Substance in the Age of Information, Chicago, University of Chicago Press.

STERNE Jonathan (2012), MP3: The Meaning of a Format, Durham, Duke University Press.

TOYBEE Jason (2000), Making Popular Music: Musicians, Creativity and Institutions, Londres, Arnold.

WHITELEY Sheila & RAMBARRAN Shara (dir.) (2016), The Oxford Handbook of Music and Virtuality, New York, Oxford University Press.

Abstract
Far from defining connectivity univocally, this issue of Kinephanos invites the reader to consider the term in its relational dimension and to broaden the reflection to a multitude of connections produced by the various encounters between music and media. It is therefore the multiple roles that music plays in the media, as well as the roles played by the media in the circulation of music, which are at the heart of this issue. Danick Trottier gives a statistical portrait of the audiences of Québec classical music festivals. In a context where the supply of music on digital media is increasing, Trottier is rather insisting on the hybridity of listening modes and he shows that traditional media and formats are still relevant in the cultural landscape. Mathew Flynn offers a complement to the sociological and musicological studies of listening and attention by questioning the postures that emerge from streaming platforms like Spotify. One such posture is the “conversational listening” category, adapted from a “cultural conversation” (Lanham, 2006) between the listener and the corporations that collect data related to their listening habits for promotional purposes. Martin K. Koszolko and Ed Montano’s article about the remote collective creation of electronic music challenges the notion of musical “scene”, since the distribution of music on the Internet breaks down geographical and stylistic boundaries. Jenna Ng and James Barrett are interested in popular music from the 1960s used in the television series Mad Men (Matthew Weiner, 2007-2015) and the first-person shooter game Wolfenstein: The New Order (Bethesda Softworks, 2014). The authors suggest that music is a privileged vehicle in the creation of a “half-imagined past,” which is a representation anchored both in the historical archive and in the imagination of the viewer/player. Finally, our guest author, Martin Lussier, signs an article exploring the various figures of Québécois protest music, as they are constituted in the written press of Quebec. He identifies four such figures, all of which are frequently mobilized by cultural commentators: the politics of the text, the politics of the context, the politics of cultural industries, and politics of awareness.