« Ils n’en font qu’à leur tête », ou les lycéens français face au cinéma qu’on enseigne

Barbara Laborde,PDF
Université Paris III-Sorbonne Nouvelle
Institut National de l’Audiovisuel

Résumé

Cet article a pour ambition de proposer une réflexion sur le comportement des lycéens face à l’enseignement du cinéma qui leur est proposé par l’institution scolaire en France. Il semble en effet que depuis une vingtaine d’années, le rapport des élèves de lycée à la culture consacrée soit de plus en plus distant, voire distendu. Comme l’ont montré les travaux d’Olivier Donnat ou de François Dubet en France dans les années 1990, les lycéens adoptent face à la culture dominante que l’école présente comme légitime une posture inédite jusqu’alors. Après un bref tour d’horizon des possibilités d’enseignement du cinéma dans les parcours scolaires des lycéens en France, cet article se propose d’explorer, par une approche sociologique et sociopragmatique, les comportements des lycéens – et des professeurs – face à ces enseignements.

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Cet article a pour ambition de proposer une réflexion sur le comportement des lycéens face à l’enseignement du cinéma qui leur est proposé par l’institution scolaire en France. Il semble en effet que depuis une vingtaine d’années, le rapport des élèves de lycée à la culture consacrée soit de plus en plus distant, voire distendu. Comme l’ont montré les travaux d’Olivier Donnat ou de François Dubet en France dans les années 1990, les lycéens adoptent face à la culture dominante que l’école présente comme légitime une posture inédite jusqu’alors. Avant de tenter d’émettre des hypothèses d’ordre sociopragmatique, ma posture sera empirique, sans ambition globalisante ni quantitative. Je m’appuierai sur ma propre expérience professorale d’ « enseignante de cinéma » et sur une série d’entretiens menés dans le cadre de ma thèse de doctorat portant sur les enjeux épistémologiques, sociologiques et esthétiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées français.

Tout d’abord, il convient de définir, de façon très synthétique, les formes que prend l’enseignement du cinéma dans les lycées de France et de voir comment il s’inscrit dans le cursus scolaire d’un lycéen. Le lycée Français se constitue de trois années scolaires qui mènent à un examen national nommé « baccalauréat » (dit communément « bac ») qui constitue une validation de la scolarité qu’a suivie l’élève avant sa majorité (fixée en France à 18 ans) et permet l’entrée dans les études dites « supérieures ». Le « bac » est l’examen obligatoire pour prétendre s’inscrire à l’Université par exemple. Le « lycée » regroupe donc une classe d’âge allant de 14-15 ans à 17-18 ans. Certains élèves s’écartent de cet âge moyen puisque chaque classe peut être « redoublée » une fois, en fonction des résultats. Les trois classes du lycée sont la Seconde (tronc commun indifférencié), la Première et la Terminale, ces deux dernières classes inscrivant l’élève, en fin de Seconde, dans un choix d’orientation vers la filière scientifique (BAC S), Littéraire (BAC L), Economique (BAC ES) ou Technologique (BAC ST). Ce cursus redouble celui des filières professionnelles (BAC PRO), accessibles dès la fin du collège (1).

L’enseignement du cinéma peut être disséminé dans toutes ces filières sous des formes diverses, par des enseignements proposés en classe, en vertu d’initiatives personnelles de professeurs ou de dispositifs nationaux favorisant l’accès à la connaissance d’œuvres choisies. Cependant, le seul enseignement spécialement dévolu au cinéma et donnant lieu à une évaluation au Baccalauréat est l’option « cinéma et audiovisuel » (CAV) qui est proposée dans certains lycées à partir de la seconde. Si elle ne revêt aucun caractère obligatoire en seconde, elle peut faire l’objet d’un enseignement artistique dit « de spécialité » dès la Première devenant ainsi un « enseignement artistique » obligatoire. Cet enseignement de spécialité n’est possible que si l’élève s’oriente vers un bac L. Dans toutes les autres filières, l’option n’est proposée que de façon facultative. La différence entre l’option facultative et l’enseignement de spécialité réside dans le volume horaire hebdomadaire dévolu à l’enseignement « cinéma et audiovisuel » (5H par semaine en enseignement de spécialité contre 3H en option facultative) et dans le statut de cet enseignement dans l’obtention du Baccalauréat. Tandis que l’option facultative permet d’apporter dans la moyenne du Bac, coefficient 1, les points supérieurs à la moyenne, l’enseignement de spécialité est comptabilisé dans cette moyenne au titre d’un enseignement artistique doté d’un coefficient 6. Les candidats sont soumis dans ce cadre à une épreuve écrite (coefficient 3) et à une épreuve orale (coefficient 3). Seule la Terminale L option « cinéma et audiovisuel » propose cette configuration, indiquant ainsi une certaine mise sous tutelle de l’enseignement du cinéma par la littérature dans le cursus scolaire. Le fonctionnement des enseignements en fonction des filières du Bac peut se résumer de manière synthétique comme suit :

Bac S Bac L Bac ES Bac ST
Option CAV facultative (3H / semaine) Option CAV facultative
(3H / semaine)

et/ou (cumul possible)

Enseignement artistique de spécialité CAV
(5H / semaine)

Option CAV facultative (3H / semaine) Option CAV facultative (3H / semaine)

L’enseignement du cinéma dans ce cadre se veut à la fois théorique : étude de trois œuvres au programme, analyses filmiques, histoire du cinéma ; et pratique : les élèves sont amenés à réaliser des produits audiovisuels, « ce travail mène à une réalisation courte, mais aboutie et assumée mettant en œuvre une démarche globale ». (BO Terminale). Cette réalisation individuelle ou collective communément appelée « film pour le bac » fait l’objet d’une soutenance orale de présentation évaluée par un jury constitué de professeurs et d’un professionnel.

Pour encadrer cet enseignement à l’échelle nationale, le ministère de l’Éducation Nationale publie un Bulletin Officiel (BO) qui délimite les enseignements, décide des œuvres au programme, et indique les modalités d’apprentissage. Ce texte est rédigé par un comité d’experts (professeurs, universitaires, Inspecteurs Régionaux, partenaires culturels) sous la tutelle d’une Inspection Générale qui elle-même répond aux demandes du Ministère. Tout professeur a, dans ses obligations de services, le devoir de se conformer aux Instructions Officielles du BO, même si celles-ci laissent aussi une place à la « liberté pédagogique » de chaque enseignant pour mener ces apprentissages obligatoires comme il l’entend. L’enseignement du cinéma présente par ailleurs en France la particularité d’encourager la liaison avec des institutions culturelles sous la forme de partenariat : le Ministère de l’Education Nationale réfléchit donc à des ambitions communes avec le Ministère de la Culture. Ce cadre commun définit nationalement un « enseignement du cinéma et de l’audiovisuel » dans une perspective de « politique culturelle » à laquelle la France, historiquement et idéologiquement, tient beaucoup (2).

Une approche exhaustive des programmes étant impossible – et d’ailleurs inopérante – dans le cadre restreint de cet article, je me contenterai ici d’une approche synthétique des textes officiels orientant les enseignements de spécialité puisqu’ils sont les plus représentatifs d’un « enseignement du cinéma » aux enjeux clairement identifiés et définis. Un extrait du BO de 2001 qui sert aujourd’hui encore de cadre aux enseignements sera donc envisagé de façon paradigmatique pour permettre quelques constats préliminaires. Pour le programme de la classe de Première, le BO stipule par exemple que doit être enseigné des « cinématographies contemporaines », dans le cadre de l’enseignement de spécialité et en vue d’une « approche culturelle » :

Cette étude prolonge et complète celle qui, en Première, a porté sur les grandes étapes et les principaux genres de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel. Elle s’attache aussi bien aux cinématographies contemporaines déjà reconnues qu’aux formes et genres audiovisuels et cinématographiques relevant de la marge, ouvrant des failles à l’intérieur des codes dominants, et menant à l’expérimentation de pistes nouvelles dans l’art des images et des sons. C’est l’occasion de repérer et d’analyser les filiations directes ou indirectes avec quelques pionniers de l’avant-garde ou de l’expérimentation comme E. Von Stroheim, J. Renoir ou J. Casavettes, A. Warhol.

A titre d’exemples : les nouveaux auteurs du cinéma asiatique ou méditerranéen (L.Chan, Wong Kar Wai, T.Kitano, A.Kiarostami, …), les auteurs du Dogme (Lars Von Trier, T. Vinterberg), le renouveau français du cinéma de genre, les nouvelles tendances du cinéma baroque (A. Ripstein, E. Kusturica, P. Almodovar), les nouvelles façons d’écrire et de tourner avec les outils numériques (« petites caméras » d’ARTE), les formes hybrides du nouveau cinéma européen, entre réel et fiction (K. Loach, R. Guédiguian, L. Cantet, J-L.et P. Dardenne, B. Dumont), entre cinéma et multimédia (J-L. Godard, C. Marker, …). (Bulletin Officiel du ministère de L’Education Nationale et du ministère de la Recherche, Hors Série n°4 du 30 août 2001, accessible en ligne : www.education.gouv.fr/bo/2001/hs4/arts.htm )

Premier constat : l’École plébiscite majoritairement le film d’auteur, et le terme même d’ « auteur » est récurrent dans la rhétorique du Bulletin officiel. Cette vision auteuriste du cinéma implique l’étude d’œuvres dont la compréhension n’est pas immédiate et nécessite – voire légitime – l’intervention d’un apprentissage des formes ou de l’histoire du cinéma.

Or il y a fort à parier que les jeunes, et y compris ceux qui choisissent l’option « cinéma et audiovisuel » au Baccalauréat, ne sont pas pour autant déconnectés de toute la sphère audiovisuelle que leur offre leur époque : le cinéma « mainstream » bien sûr, mais aussi la télévision, les jeux sur console, les sites de partage de vidéos, les plateformes de « gamers », etc… Autrement dit, si Godard et Kiarostami sont au centre des programmes scolaires de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, les élèves ne peuvent que constater que leur propre pratique spectatorielle est bien loin des programmes scolaires. Leur goût affiché pour les séries américaines ou des blockbusters hollywoodiens paraît très éloigné du goût que l’École plébiscite. L’Institution scolaire refuse, obstinément parfois, d’envisager comme objets légitimes d’apprentissage ce qui semble appartenir à une « culture de masse ». D’ailleurs, alors même que cet extrait du BO tend vers la contemporanéité, on constate qu’il laisse de côté tout un pan de la production audiovisuelle actuelle. Ce n’est pas seulement un parti pris pragmatique de non exhaustivité, mais aussi un parti pris idéologique : ce qui est plébiscité ici ce sont « les failles à l’intérieur d’un système dominant » symbolisé par les « avant-gardes », et donc précisément ce qui va contre la production « mainstream », contre les « codes dominants ». L’École répugne à envisager le cinéma comme un art de masse, et l’on comprend que la dimension économique de ce médium paraisse peu en adéquation avec les ambitions scolaires d’un « enseignement artistique ».

Les facteurs de résistance de l’École à l’enseignement d’un cinéma « grand public » au sein des programmes spécifiquement étiquetés « cinéma et audiovisuel » sont pluriels. La fragilité de la légitimité culturelle du cinéma au regard des critères scolaires et des représentations sociales reste un problème inhérent à cet enseignement. Car si les textes officiels permettent la légitimation culturelle d’un certain cinéma, ils s’appuient également sur des films considérés par des instances extérieures comme légitimes.

Comment fonctionne cette légitimation en France ? Un rapide tour d’horizon de ces instances de légitimation externes au système d’enseignement permet d’expliquer la présence d’un certain type d’œuvres dans les textes officiels et de cerner précisément quel est le cinéma que l’on enseigne et quel est celui que l’on repousse. Je m’en tiendrai ici à un seul exemple. En France, la tradition cinéphilique est profondément ancrée dans la référence aux Cahiers du cinéma. La « Nouvelle vague » française, née des activités critiques et cinématographiques des « Jeunes Turcs », a œuvré dans les années 1950 et 1960 pour rehausser la légitimité culturelle du cinéma et lui donner l’aura artistique d’un septième Art. La figure de l’ « Auteur » s’est ainsi construite autour de ces théories, tirant le cinéma vers la même légitimité culturelle que la littérature, l’ « Auteur » apparaissant comme le garant d’une œuvre unique, géniale, inimitable. L’idéologie de la « politique des auteurs » telle qu’elle a été initiée dans les Cahiers du cinéma dès 1954-1955 est résumée ainsi par André Bazin – pour la mettre en question d’ailleurs – dans le numéro 70 de la revue :

Il s’ensuit que les tenants les plus stricts de la politique des auteurs sont à la longue avantagés puisqu’à tort ou à raison, ils discernent toujours dans leurs auteurs préférés l’épanouissement des mêmes beautés spécifiques. Ainsi Hitchcock, Renoir, Rossellini, Fritz Lang, Howard Hawks ou Nicholas Ray peuvent-ils, à travers les Cahiers, apparaître comme des auteurs quasi infaillibles dont aucun film ne saurait être raté (Bazin, 1957).

Pour bien comprendre l’influence qu’exerce la revue sur la légitimité culturelle de certains films et cinéastes en France, on peut mettre en regard les réalisateurs légitimés par les Cahiers du cinéma au titre d’ « Auteurs » et ceux légitimés par le BO au titre d’objets d’étude. Comparons au court texte d’André Bazin un autre extrait du BO, dévolu à l’enseignement du montage en Terminale, qui invite à étudier, entre autres : « La place éminente du montage dans l’oeuvre de quelques grands auteurs (K.Dreyer, J.Renoir, O.Welles, R.Bresson, A.Hitchcock, R.Rossellini, A.Resnais, J-L.Godard, S.Kubrick…) ». (BO hors série n°4 du 30 août 2001, texte toujours en vigueur.) Renoir, Welles, Hawks, Hitchcock, Rossellini, puis Resnais et Godard, membres actifs de la revue : le constat s’impose que les grands « Auteurs » plébiscités déjà dans les années 1950 par les Cahiers du cinéma restent dotés d’une forte légitimité culturelle sur laquelle les programmes officiels s’appuient largement : c’est ainsi que ces œuvres deviennent « patrimoniales ». Le texte officiel assoit le caractère catégorique de ses listes d’ « auteurs » dans ce panthéon établi par les Cahiers. Il existe bien sûr d’autres instances de légitimation fortes en France, comme le Festival de Cannes ou la Cinémathèque Française par exemple, mais j’en resterai, dans les limites de cet article, à cette influence des Cahiers pour montrer ce qu’est, en France, la « culture légitime » que l’École vise à transmettre : une culture cinéphilique adoubée par la critique selon un point de vue théorique auteuriste.

Cette théorie explique également une prédisposition à une conception très formaliste du cinéma, attachée à l’étude des « codes de production », plus qu’à l’analyse des réceptions : l’auteur est le garant d’une œuvre close sur elle-même dont le sens est à déchiffrer dans la forme dont elle se dote. L’enseignement du cinéma ne peut donc que tendre vers l’herméneutisme : il s’agira de savoir déchiffrer dans l’œuvre les intentions d’un auteur présupposé génial. Car si la structure même des programmes oriente les enseignements vers une certaine appréhension de l’objet « cinéma », elle témoigne aussi d’une vision très cinéphilique des pratiques spectatorielles. L’encouragement à la fréquentation assidue de salles de cinéma partenaires des établissements scolaires, salles dont la labellisation « art et essai » justifie l’intervention en milieu scolaire, fait partie des conditions essentielles de possibilité de ces cours de « cinéma et audiovisuel ». L’enseignement vise alors parfois, pour reprendre la phrase d’un enseignant, à « sortir les élèves de la cinéphilie du plaisir », pour leur faire découvrir, en salle, les « grandes œuvres du grand patrimoine », qu’ils doivent apprendre à lire.

Et pourtant, les différentes approches sociologiques de la « culture lycéenne » permettent de concevoir une image du lycéen peu en adéquation avec la figure idéale du cinéphile que l’école tente de construire. Il semble que la vocation patrimoniale et culturelle de l’enseignement du cinéma aille de pair avec une certaine résistance idéologique de l’institution scolaire quant aux mouvances technologiques actuelles et à la grande variabilité des pratiques spectatorielles des lycéens d’aujourd’hui. Et cette résistance revient parfois à nier, à mésestimer ou à discréditer les pratiques culturelles juvéniles, alors même qu’elles ne sont pas incompatibles avec la culture légitime que l’École cherche à transmettre. Des entretiens menés avec des lycéens qui suivent les enseignements de cinéma, ainsi que mes propres observations en 6 ans de pratique professionnelle, conduisent à un constat empirique assez clair, que des études sociologiques plus poussées ont d’ailleurs confirmé : la cinéphilie est une pratique plurielle, aussi intime que collective, ce qui explique que des lycéens, face aux œuvres que le système scolaire leur présente comme légitimes, puissent autant s’y intéresser que s’en détacher. Ce détachement n’est pas forcément synonyme d’indifférence ou de rejet, mais constatons simplement, pour reprendre le propos d’un professeur, qu’« ils n’en font qu’à leur tête ». Et en cela, les lycéens sont finalement très représentatifs de la population générale et du rapport de tout un chacun au cinéma. L’enquête sociologique de Jean-Michel Guy sur la culture cinématographique des Français paru en 2000 affirmait déjà, suite à une enquête sociologique commanditée par le Ministère de la Culture :

Art populaire depuis toujours, le cinéma contribue à la formation des goûts et à la constitution de référence commune. Les Français s’y reconnaissent et donnent, là plus encore qu’ailleurs, l’image de publics non-cloisonnés, indociles aux hiérarchisations savantes et aux catégories fermées. (Guy, 2000, p.13)

Et c’est sans doute ici que se situe le nœud du problème que pose le cinéma à la culture scolaire. L’attitude lycéenne face à l’enseignement du cinéma est finalement beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Du rejet pur et simple des œuvres au programme du bac, à la prise en compte désabusée d’une nécessité de « faire des points à l’examen », en passant par la découverte éblouie d’un réalisateur qu’ils ont étudié en cours, il semble que les goûts cinématographiques des jeunes soient aussi variables que leur engagement cinéphilique. Interviennent là de surcroît des données économiques et culturelles qui viennent interférer avec la culture de l’École et que des sociologues ont bien délimitées. Ainsi, d’après Olivier Donnat, l’effervescence de l’économie médiatico-publicitaire depuis 20 ans a créé « un système concurrent de distinction », en offrant aux consommateurs « des moyens de se distinguer à travers des produits culturels sur lesquels ne pèsent pas les obstacles symboliques qui limitent l’accès à la culture consacrée. » (O. Donnat, 1994, p.146). Les goûts lycéens aujourd’hui se caractérisent en effet par leur éclectisme, leur « omnivorisme », leur versatilité, leur adhésion aux modes, et manifestent un rapport très individualisé à la culture légitime véhiculée par l’institution. « Ils n’en font qu’à leur tête » et n’acceptent que ponctuellement ou conjoncturellement de se soumettre aux diktats distinctifs de la culture cinéphilique scolaire.

En effet, les évolutions sociales et technologiques actuelles obligent à prendre en compte le rôle grandissant de la culture de masse dans l’organisation des rapports entre les jeunes, dans leurs modes de sociabilité et, partant, dans leur rapport à la culture légitime que tente de véhiculer l’École. Si toutes les cultures ne se valent pas dans l’esprit d’un lycéen, il paraît de plus en plus problématique de déterminer quel degré d’efficacité a encore le modèle scolaire de la culture « humaniste » sur la constitution d’une culture juvénile. Comme le disent François Doubet et Danilo Martuccelli :

L’image d’une norme scolaire qui se « déverse » dans la personnalité des élèves est bousculée par plusieurs éléments : le rapport stratégique aux études, le désajustement des attentes des élèves et des professeurs, l’incertitude du modèle culturel de l’école qui en appelle à des figures de l’individu largement contradictoires (Dubet/Martuccelli, 1996, p. 327).

Déplions cette idée en l’appliquant à l’enseignement du cinéma dans les lycées français. Du côté des lycéens, la mise en doute de la capacité du système d’enseignement à assurer une réussite sociale qui serait promise par l’adhésion aux modèles culturels dominants entrave l’adhésion aveugle à la culture scolaire. Se former au cinéma passe sans aucun doute par des compétences artistiques et culturelles mais aussi – ce que le système d’enseignement nie en partie – par des compétences scientifiques et techniques. Cantonner l’enseignement du cinéma à la filière littéraire induit donc une certaine tromperie dont la plupart des élèves de sont pas dupes : à part s’ils rêvent d’être universitaires ou critiques dans une revue de cinéma – et les places sont rares ! – les emplois les plus accessibles dans ce « milieu » nécessitent des compétences techniques poussées liées au son et à l’image. D’un point de vue « stratégique », l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » dans une Terminale Littéraire s’avère finalement peu rentable sur le marché du travail et dans le cursus post bac. La plupart des élèves de Terminale L se voient d’ailleurs refuser l’accès aux Brevets de Technicien Supérieur en audiovisuel (3) car leurs acquis en Sciences Physiques et en Mathématiques sont jugés insuffisants. Que reste-t-il alors à cet enseignement ? Le privilège de se prévaloir d’acquisitions culturelles appuyées sur une pratique amateur du cinéma permise par la réalisation du « film du bac » dans le cadre des enseignements pratiques. C’est beaucoup, certes, mais cette pratique amateur et ces connaissances culturelles ne pourraient-elles s’acquérir en dehors de l’École ? Ne nions pas que la rencontre avec des œuvres, l’expérimentation du travail de création dans le cadre scolaire des options sont déjà des possibilités offertes à l’élève qui « valent le coup », mais si une vision relativement consumériste du cursus scolaire met actuellement en avant l’épanouissement individuel au travers de choix stratégiques et/ou personnels rentables sur le marché du travail, le choix de l’enseignement en « cinéma et audiovisuel » se justifie très variablement. Il peut s’agir de « prendre l’option ciné pour faire des points au bac », pour « faire des films » ou « pour la culture générale », mais aussi « parce que ma copine l’a prise », alors que l’on n’est pas spécialement féru de cinéma. Il faut donc sans doute sortir d’un certain idéalisme : l’enseignement du cinéma est un enseignement d’éveil, qui peut amener à des révélations fortes, très certainement, mais s’il s’agit de la « formation patiente et permanente d’un goût fondé sur de belles choses » comme le défend Alain Bergala dans L’hypothèse cinéma (Bergala, 2006, p.55), son efficacité reste casuelle et relative.

Car peut-on affirmer que l’École parviendra à influencer la culture juvénile ? La question s’avère d’autant plus problématique que les interactions diverses avec la société des pairs ont également un fort pouvoir de légitimation des goûts culturels. Rien n’indique que les goûts cinématographiques des élèves – ou leur évolution – soient la conséquence des apprentissages proposés en classe plus qu’un ajustement à des modèles extérieurs à l’École. « Aller au ciné » entre amis reste l’activité préférée des jeunes et le mode de socialisation le plus représenté dans les statistiques récentes : 67 % des 15-19 ans disent « sortir le soir » pour aller au ciné (4). L’influence des pairs est donc d’autant plus grande quand il s’agit de cet objet populaire qu’est le cinéma. La forte fréquentation juvénile des salles pose paradoxalement un problème de taille au système d’enseignement : la confusion entre « enseignement artistique » et « loisirs » brouille les pistes de la transmission patrimoniale et du rapport à la culture scolaire. À l’ère du téléchargement (plus ou moins légal) et de l’explosion des modes de fréquentation des produits audiovisuels, on constate « la porosité des frontières entre culture et loisirs, entre le monde de l’art et celui du divertissement » (Donnat, 1998, p. 311). L’École doit-elle apprendre à se divertir ? Peut-on légitimement « faire cours » dans cette même salle obscure que les jeunes investissent pour leur loisir le samedi soir ? Dans cette obligation de « sortir de la cinéphilie du plaisir » se joue aussi plus largement toute la légitimité de l’Institution elle-même. Ici encore, l’Institution scolaire semble se réfugier dans une radicalisation de sa posture : alors que l’enquête d’Olivier Donnat révèle que les « genres cinématographiques préférés » des Français en 2008 restent les « films comiques » (44%) et les « films d’action » (27%), ces deux genres sont les moins représentés dans les films au programme du Bac « cinéma et audiovisuel » (5). D’ailleurs, pour voir des films dans le cadre de l’option cinéma, les partenariats se nouent en grande majorité avec les salles « arts et essais », et quasiment jamais avec les multiplexes UGC.

L’École a en effet tendance à se considérer comme un bastion garant du « bon goût », or, en ce qui concerne le cinéma, elle ne peut s’isoler du reste de la société ni marquer si fermement sa spécificité. L’enquête de Jean-Michel Guy le disait déjà :

Tout le monde peut devenir cinéphile. Les voies qui y conduisent restent mystérieuses : elles ne se laissent pas baliser par les variables sociodémographiques usuelles que notre enquête a mobilisées. Des jeunes de tous les milieux sociaux se « spécialisent » dans le cinéma. Peut-être les mobiles diffèrent-ils d’un milieu à l’autre – et sans doute les jeunes cinéphiles se recrutent-ils un peu plus fréquemment dans les milieux aisés – mais le statut du cinéma comme art populaire, à la fois noble et roturier, permet l’expression de nombreuses « cinéphilies ». Les effets du diplôme sont incontestables – il s’exerce principalement sur le goût et sur les connaissances en matière de cinéma – mais ils ne sont pas rédhibitoires (Guy, 2000, p. 302).

Le constat est donc clair : la cinéphilie déborde très largement les frontières de l’École et ne saurait se confondre avec elle. Ici encore, « l’hypothèse » d’Alain Bergala, qui fait le pari que la présence dans les classes de films « à la valeur artistique indiscutable » pourrait transmettre et « former » le goût des élèves, trouve ses limites. Si tant est que cette « valeur artistique indiscutable » existe au-delà de la rhétorique de l’évidence qui la promeut, force est de constater que lorsque l’École – de manière relative d’ailleurs – forme un goût en matière de cinéma, c’est surtout et simplement parce qu’elle instruit. Si l’Institution scolaire influence les goûts des élèves, ce n’est pas spécifiquement par l’enseignement du cinéma, mais par l’enseignement tout court…Voir des films dans le cadre scolaire est bien une possibilité d’ouvrir les jeunes à une culture qu’ils n’ont pas forcément, mais l’École gagnerait sans doute à admettre que la formation du goût en ce qui concerne un art si indiscutablement populaire lui échappe partiellement.

Par ailleurs, si le lycée accorde aux lycéens une grande liberté quant à leurs goûts (vestimentaire ou musicaux entre autres), cette liberté consentie les conduit à affirmer leur différence et entraîne la revendication d’une autonomie face aux modèles des adultes, autonomie qui est parfois aussi le gage ou l’enjeu d’une socialisation spécifiquement juvénile. J’ai rencontré des élèves qui revendiquaient un rapport au cinéma « décalé », déclarant un goût prononcé pour les films « gore » ou les films de Kung fu. Derrière ces affirmations, une certaine « bravade » sans doute : puisque ces films n’ont aucune place dans les programmes scolaires, ils sont d’autant plus la marque d’une résistance à la culture de l’école et aussi sans doute à la culture des adultes. Du côté de l’institution, il apparaît que la forte diversité culturelle des populations lycéennes accueillies dans les classes ait fait perdre à l’école sa capacité à maintenir un standard culturel présenté comme indiscutable, même si elle continue à en faire le fondement de ses programmes. Le lycéen « héritier » de la sociologie de la reproduction si bien décrit par Bourdieu et Passeron (1964, 1970) est désormais « noyé dans la masse », Le « nouveau » lycéen issu de la massification de l’enseignement secondaire et de la démocratisation du système scolaire a forcément d’autres rapports à l’Ecole et au savoir. Si les élèves « n’en font qu’à leur tête », c’est aussi parce que ces nouveaux lycéens se sentent beaucoup moins tenus à la « bonne volonté » culturelle.

Il semble d’ailleurs qu’aucune enquête ne permette aujourd’hui d’établir vraiment un rapport de causalité entre la soumission aux modèles culturels dominants et la réussite scolaire. Ce constat se vérifie pour l’enseignement du cinéma. En tant que professeur, je le constate souvent : cette année encore, mon meilleur élève a une culture cinématographique qu’il qualifie lui-même de « très pauvre » et « préfère regarder les films en VF ». A contrario, il apparaît que les pratiques nobles, à forte légitimité culturelle, ne soient pas forcément le gage d’un bon niveau scolaire. J’ai rencontré aussi des élèves passionnés de cinéma, voyant jusqu’à un film par jour, qui n’étaient pas pour autant de bons élèves. Le passage à l’écrit leur pose souvent problème et la forte valeur symbolique de la langue dans le système scolaire français – que Bourdieu soulignait déjà en son temps – fait parfois entrave à toutes les bonnes volontés cinéphiliques, puisqu’il ne s’agit pas seulement de regarder des films, mais aussi de savoir rédiger. L’idée selon laquelle le cinéma pourrait « sauver des élèves de l’échec scolaire » apparaît dès lors bien fragile : l’enseignement du cinéma n’évite pas certains déterminismes plus socialement explicables en termes de réussite scolaire.

De leur côté, des professeurs ont du mal à admettre le constat d’une relativisation des valeurs hiérarchiques des œuvres dans les représentations de leurs élèves, ou même parfois de leurs plus jeunes collègues. La relative indifférence que certains élèves manifestent à la culture humaniste peut aller jusqu’au renversement des valeurs entre culture populaire et culture cinéphilique. Ce « désajustement » entre les professeurs et les élèves peut alors conduire à une crispation et à une radicalisation des postures : les professeurs se sentent plus légitimes précisément quand ils n’enseignent pas le cinéma que les élèves connaissent et qu’ils aiment, ce « cinéma que nos élèves regardent et que nous n’aimons guère » pour reprendre l’expression de Claude Bailblé (6). L’enseignement d’un cinéma « commercial » ou « grand public » se voit alors taxé de démagogie et très peu de professeurs s’aventurent dans cette voie. Les textes officiels du BO de Première cités plus haut définissent assez clairement les limites du cinéma « grand public » qui peut servir de support à l’enseignement : Tarantino, Almodovar, Wong Kar Wai, tandis que Spielberg ou Cameron restent absents.

Ne négligeons pas que ce sont aussi les pratiques culturelles qui occasionnent ce clivage : regarder les films sur son iPhone, sur son PC, poster son « film du bac » sur YouTube, travailler avec une aisance presque intuitive sur un logiciel de montage virtuel, autant de nouveaux modes d’appropriation du savoir qui, parfois, font penser à certains professeurs qu’ils sont « dépassés ». Le constat n’est pas général bien sûr et l’institution scolaire travaille à s’adapter à ces nouveaux dispositifs, mais il n’en reste pas moins que dans ce domaine, la culture médiatique va largement plus vite que l’École, qui en est le plus souvent réduite à constater son retard. Ce retard n’est pas seulement une question de moyens, il est aussi lié à la philosophie générale de l’Institution : l’École Française issue de la Troisième République craint de ne devenir « high tech » qu’au prix d’un sacrifice de ses ambitions humanistes désintéressées qui l’oppose fondamentalement aux valeurs de la concurrence, de la performance, de l’entreprise, mises à l’honneur par les évolutions sociétales actuelles. Pourtant, la mise en doute du modèle républicain risque par réaction de provoquer un repli de l’École vers le conservatisme : tel est, à mon sens, le danger politique de ce divorce actuel entre culture populaire et culture scolaire.

L’École peut-elle survivre à contre-courant de la société ? Même en dehors d’elle, il semble que les frontières entre culture légitime et culture populaire soient de plus en plus poreuses. Dans le champ de la sociologie, Dominique Pasquier, à l’issue de ses enquêtes sur les lycéens français constate qu’une « mise à l’honneur des formes culturelles populaires s’inscrit dans une dynamique médiatico-publicitaire qui contribue non seulement à la divulguer auprès des couches sociales plus favorisées (…) mais aussi à la transformer en secteur marchand très profitable.» (Pasquier, 2005, p.76). Comment l’institution scolaire pourrait-elle dès lors lutter contre cette puissance médiatique accordée aux « formes culturelles populaires » qui la dépassent si largement ? Nombre de professeurs ont pu constater que, pour un jeune, affirmer qu’il a vu Avatar en avant-première à l’UGC lui rapporte plus de succès d’estime auprès de ses pairs que d’avoir vu l’intégrale d’Éric Rohmer. Pour un jeune d’aujourd’hui, être « bien vu » de ses copains paraît souvent plus précieux qu’être « bien vu » de ses professeurs, et ce y compris dans les couches sociales les plus élevées où continuent de se situer les meilleurs élèves : « l’omnivorisme » est « à la mode ». En cela, il n’est pas seulement question ici d’un rapport à la culture scolaire, mais d’un rapport à la culture tout court. Le lycéen n’endosse pas, pour l’École, un « costume » spécifique de spectateur, car il est, y compris au sein de son lycée, un individu traversé par les discours publics, médiatiques, sociaux.

À la suite d’Olivier Donnat, une approche sociologique comme celle de Granjon et Bergé parvient à ce constat :

La diversification de l’offre culturelle et des formats de consommation et de réception des contenus aurait même tendance à s’imposer comme la référence de la posture cultivée qui, paradoxalement, s’appuierait de moins en moins sur l’appropriation exclusive des culturèmes de la culture consacrée (si tant est qu’une orientation culturelle légitime de tous les instants puisse exister) (Granjon-Bergé, p. 5).

L’accès aux films est devenu tellement facile qu’il n’est plus question de cette sacralisation cinéphilique de l’œuvre dont on attendait fiévreusement la copie pour la diffuser au sein d’un ciné-club : le « marché » des biens culturels affaiblit de toute évidence l’autorité culturelle institutionnelle, dont on a vu, avec Jean-Michel Guy, qu’elle n’avait de toute façon jamais été omnipotente sur les goûts du public. L’École en France a précisément tendance à réagir contre ces « industries culturelles », se présentant comme le dernier rempart de « l’art pour l’art » face à l’envahissement du marché. En 2006, un rapport du Haut Conseil de l’Education Artistique et Culturelle, commandité par le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Education Nationale fait état de cette résistance idéologique, qui devient même alors une mission de l’École :

On a aussi parlé de la situation actuelle : l’éclatement, le morcellement, le ludique futile, le rôle néfaste des industries culturelles (…) les industries culturelles sont néfastes, mais après tout, au lieu de livrer ce qui s’apparente pour moi au combat de Don Quichotte contre les moulins à vent, essayons de récupérer cela pour en faire un outil d’acculturation (rapport 2006, HCEAC, p. 121).

Il y a donc bien une prise de conscience de l’Institution face à ce qu’elle considère comme un danger. Mais le mouvement général de massification des publics scolaires en France depuis les années 1980 rend la tâche difficile :

Ce mouvement général répond en fait à une double dynamique. Il prédispose une frange nouvelle d’individus à une réception plus légitime des œuvres d’art et de la culture, mais il conduit également à des formes de relâchement vis-à-vis de la culture cultivée qui s’observent dans les fractions (les plus) diplômées de la société (Granjon-Bergé, p.3).

Au moment où la culture légitime pourrait se diffuser plus largement, elle est contrebalancée par tous ces facteurs qui relativisent les hiérarchies culturelles. Et c’est sans doute une des spécificités du cinéma par rapport aux autres arts, à l’École comme dans la société tout entière : art de masse populaire et commercial, aux frontières sociologiques singulièrement élargies, il est au centre de la manifestation d’une culture populaire qui résiste parfois à la transmission par le système d’enseignement d’un idéal « d’humanités ».

Il ne s’agit pas pour autant de balayer d’un revers de la main tous les déterminismes sociaux, mais de les relativiser en fonction des nouvelles donnes de la culture de masse, d’autant plus que le cinéma relève à la fois des univers de consommation, d’enjeux d’affirmation de soi, de dynamiques sociales et d’interactions entre pairs. Plus peut-être que d’autres « matières » scolaires qui peuvent rester ancrées dans les « humanités », le cinéma et l’audiovisuel attisent et avivent la question des rapports entre culture populaire et culture légitime, débat encore exacerbé quand il se tient dans ce lieu de luttes qu’est l’École. Si la socialisation horizontale se substitue à la socialisation verticale, le rapport au cinéma et à l’audiovisuel n’en est pas moins le lieu de tension et de rapports de force. Entre les genres tout d’abord – ce qui pourrait constituer un sujet d’article à part entière – les filles et les garçons semblent se démarquer assez nettement en termes de goûts cinématographiques ; mais aussi entre les différents degrés d’implication face au « projet » de faire des études de cinéma et d’audiovisuel, projet qui peut relever de l’utopie pure comme d’un véritable désir réaliste de professionnalisation, se fonder sur un désir d’enrichissement culturel ou sur un choix conscient de rentabilisation du cursus scolaire. On ne peut donc que constater la grande variabilité des postures, des pratiques, des choix et des représentations, dans un monde scolaire où l’affaiblissement des modèles dominants ne fait peut-être que renforcer finalement « la tyrannie de la majorité » (Pasquier, 2005).

Risquons-nous ici à avancer une hypothèse de solution : s’il ne peut être question de faire entrer la culture populaire à l’école, sans doute faudrait-il donner les moyens aux élèves-spectateurs de se forger une véritable expertise face aux images omniprésentes. L’enseignement du cinéma devrait sans doute alors abandonner une part de son formalisme pour se concentrer sur les modalités de réception des œuvres, ouvrir la porte aux théories sociologiques, aux cultural et aux gender studies encore si peu représentées en France. S’il s’agit de savoir lire des images et des sons, l’enjeu d’une « culture scolaire » serait peut-être d’apprendre à nos élèves à voir clair dans leurs propres modalités de fabrication d’un jugement de goût et non pas « d’enseigner le goût ». On pourra alors véritablement parler d’une « école du spectateur » et sortir du clivage des représentations par une véritable conscientisation de nos postures spectatorielles. Si, comme le dit Spinoza, l’illusion de la liberté n’est que l’ignorance des causes qui nous déterminent, ayons pour ambition que l’enseignement du cinéma soit aussi une École de la liberté.

Notes

(1) Le curriculum scolaire français est ici volontairement simplifié. Le terme « collège » est un « faux amis » pour les anglophones : en France il regroupe des élèves âgés de 10 à 14 ans et se situe donc avant l’entrée au lycée.

(2) La question des politiques culturelles en France nécessiterait un développement à part entière dont il n’est pas question ici. Pour plus d’informations sur cette question voir entre autres : Patriat, Claude, La Culture, un besoin d’Etat, Editions Hachette Littératures, collection « Forum », Paris, 1998.

(3) Formation post bac ouvrant aux métiers de l’image, du son et de la production audiovisuels. Formation de techniciens supérieurs (BAC + 2).

(4) Voir les chiffres de la dernière enquête d’Olivier Donnat : en 2008, 88% des jeunes entre 15 et 24 ans sont allés au moins une fois au cinéma dans l’année, dont 29 % au moins une fois par mois. C’est le plus fort pourcentage toute population confondue.

(5) Liste des films de ces 10 dernières années pour l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » en Terminale L (3 films par année scolaire renouvelés à raison d’un par année scolaire : tous les ans, un des trois films change) : A nos amours (Pialat 1983), Les Contes de la lune vague après la pluie (Mizoguchi 1953), Le Vent nous emportera (Kiarostami 2000), Sans Soleil (Marker 1982), L’Homme de la plaine (Mann 1955), L’Aurore (Murnau 1927), 2046 (Wong Kar Wai 2005), Hiroshima mon amour (Resnais 1959), La Mort aux trousses (Hitchcock 1959), Yeelen (Souleyman Cissé 1984), L’Homme à la caméra (Vertov 1929).

(6) Claude Bailblé est enseignant-chercheur et Maître de Conférences au département « cinéma » de l’Université Paris VIII à Saint-Denis. Il intervient également dans quelques écoles professionnelles, dont l’ENS Louis- Lumière.

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BIBLIOGRAPHIE

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Granjon, Fabien et Armelle Bergé, « De quelques considérations sur la notion d’éclectisme culturel », article inédit. Mis en ligne le 29 mars 2006. Disponible en ligne : http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2005/Granjon-Berge/index.php (consulté le 7 mars 2011).

Guy, Jean-Michel, La culture cinématographique des Français, Édition La documentation Française, Paris, 2000.

Pasquier, Dominique, Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Edition « Autrement », collection « Mutations » n°235, Paris, 2005.

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Notice biographique

Barbara Laborde est doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, et affiliée à l’Institut de Recherche en Cinéma et Audiovisuel (IRCAV). Elle est également professeur agrégée de Lettres Modernes et chargée de cours en BTS audiovisuel depuis 2004 à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA).

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Mots-clés

Culture populaire, culture scolaire, enseignement du cinéma en France.

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Abstract

This article aims to provide a reflection on the behavior of high school students toward the educational institution’s teaching of film in France. It seems that since the last twenty years, the relationship of high school students to culture is increasingly stretched and distant. As demonstrated by the work of Olivier Donnat or Francois Dubet in France in the 1990s, the students take a previously unseen stance in face of the dominant culture that the school presents as legitimate. After a brief overview of the opportunities for teaching film studies in French high schools, this article aims to explore, through a sociological and sociopragmatic approach, the behavior of students – and teachers – to them.