Épître aux Geeks:
Pour une théorie de la culture participative (1)
 
Samuel Archibald,
Université du Québec à Montréal
 
 
Résumé
L’objectif de cet essai est de comprendre l’altérité que constituent, pour le critique universitaire, les fans, les cultistes et les geeks, en éclairant les unes par les autres leurs pratiques respectives. À cette fin, nous traçons une généalogie de la culture participative (au sens de Jenkins 1992) qui analyse l’impact sur les lecteurs victoriens des aventures de Sherlock Holmes ; l’exégèse vernaculaire de l’œuvre d’H.P. Lovecraft ; la dynamique particulière qui lie les créateurs de Star Wars aux spectateurs dévoués des deux trilogies ; et, finalement, les profonds changements induits dans les pratiques de fans par l’avènement de l’Internet. Dans une posture plus synchronique, nous examinons le rapport des fans à leurs objets d’élection en ce qui a trait à l’engagement envers les œuvres (qui constitue pour nous une pratique indépendante d’intensivité culturelle) ; à l’interprétation et à la critique des textes (qui construit une productivité textuelle alternative) ; de même qu’au prolongement des univers fictionnels (qui représente une variante particulière d’intertextualité). Nous nous efforçons ainsi d’établir une politique lecturale visant à mesurer la capacité de réaction et de résistance de l’Institution face à l’émergence d’un pouvoir geek.
 
For English abstract, see end of article
 
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Je ne veux pas vous laisser ignorer, frères, que j’ai souvent formé le projet d’aller vous voir, afin de recueillir quelque fruit parmi vous, comme parmi les autres nations; mais j’en ai été empêché jusqu’ici. Je me dois aux Grecs et aux barbares, aux savants et aux ignorants.  
Paul, Épître aux Romains (1.13-14)
 
GEEK. Slang — noun. “a peculiar or otherwise odd person, especially one who is perceived to be overly obsessed with one or more things including those of intellectuality, electronics, gaming, etc.”
Wikipedia.org/geek/
 
 
La culture participative dont il sera question ici est celle des fans, des cultistes et des geeks, de tous ceux qui entretiennent des rapports privilégiés avec des objets issus de la culture populaire qu’ils s’approprient, commentent et prolongent aux moyens de fanfictions, de happenings, de fanzines, de jeux, de blogues et de forums, etc.
Dans un entretien récent avec Matt Hills, le théoricien de la culture participative Henry Jenkins distinguait trois générations d’études universitaires consacrées aux fans (2006b, 11-12). La première, celle de l’extériorité, était constituée d’analyses valorisant le rôle actif des fans tout en se situant résolument en-dehors de la communauté observée (cf. Tulloch 1983, Fiske 1989, Radway 1984). La deuxième, celle de l’intériorité, a creusé le regard ethnographique afin d’observer les communautés de fans de l’intérieur ; cette approche, dont Jenkins (cf. 1992b) lui-même a été la figure de proue (2), a prévalu pendant dix ans dans les études médiatiques. La troisième génération est constituée de ce que Jenkins appelle des « aca-fen » (2006, 4), de jeunes chercheurs qui ont pu développer une double identité d’universitaire et de fan, s’autorisant ainsi un regard que l’on pourrait qualifier d’intériorité critique. L’ouvrage fondateur de cette troisième vague est probablement Fan Cultures de Matthew Hills (2002).
Si je ne peux, à l’instar de Jenkins et Hills, m’enorgueillir d’une activité de fan, je poserai que cette prérogative critique devrait s’étendre à l’observateur externe. Hills a remarqué avec justesse que les études médiatiques et culturelles avaient tendance à construire le fan comme leur Autre, le repoussoir à parti duquel imaginer la recherche académique modèle (2002, 2). En adoptant une approche suspensionniste (3), mon objectif ici sera de m’expliquer à moi-même cet Autre, sans chercher à me préserver de son altérité, mais en ménageant la possibilité d’une critique. Il s’agira surtout pour moi de penser la lecture dans la culture participative, d’en retracer sommairement l’histoire, d’en comprendre le modus operandi et de m’interroger sur la façon dont il convient de rendre compte de l’économie interprétative ainsi dégagée. J’aurai donc tendance à déplacer la réflexion vers des disciplines plus résolument herméneutiques, pour qui le fan ou le geek n’est pas seulement l’Autre, mais l’Étranger : celui dont on a à évaluer les objets et à apprécier les pratiques alternatives.
Cette réflexion part d’une expérience d’enseignant, dans laquelle certains se reconnaîtront. Que conseiller à ces étudiants qui manifestent un enthousiasme sans partage pour des objets auxquels mon œil institutionnel est rébarbatif, qu’il s’agisse d’univers partagés de fantasy ou de science-fiction, d’obscurs films cultes ou de mangas ? Comment négocier ce rapport sans m’aliéner la curiosité des geeks ni brader à leur enthousiasme la logique de transmission qui est le fondement même de l’acte pédagogique ?
C’est dans cette optique que je veux tenter de m’expliquer les geeks et de m’expliquer devant les geeks. Cette épître est une main tendue vers la culture participative.
 
 
27 avril 1891 : le grand hiatus et l’ouverture du jeu
[Dates importantes - 1]
Le regroupement des fans de télévision en communautés, dans les années 70-80, a constitué un terreau si fertile à l’étude de la culture participative qu’il serait tentant d’y identifier sa naissance. La possibilité d’intégrer des communautés officielles a beaucoup fait, sans doute, pour le développement d’une approche ethnographique des fans. Pour moi qui suis enclin à théoriser la culture participative en fonction de rapports entretenus avec les textes, il est possible d’identifier une date d’émergence plus ancienne.
Si l’on en croit le compte-rendu fourni par le docteur Watson, dans « The Adventure of The Final Problem », c’est le 27 avril 1891, aux chutes de Reichenbach en Suisse, que Sherlock Holmes trouva la mort en combattant, trop près de l’abîme, le professeur Moriarty. Les lecteurs des aventures de Sherlock Holmes apprirent plus tard que le fin limier avait triomphé de sa némésis ce jour-là et feint sa propre mort afin d’échapper aux sbires survivants du gang Moriarty. Situant cette réapparition de Holmes en 1894, « The Adventure of the Empty House » laissait un vide étrange dans la chronologie des aventures de Sherlock Holmes.
Pour moi, ce grand hiatus a ouvert la modernité à la culture de fan.
Des lecteurs appliqués comme les Bakers Streets Irregulars et la Sherlock Holmes Society se sont amusés à un « jeu » (4) consistant à interpréter l’un par l’autre l’univers holmésien et la réalité historique ; tel caprice de l’histoire pouvant être expliqué par l’intervention d’Holmes, sa disparition pouvant être expliquée par un séjour du détective à Vienne afin d’entreprendre une psychanalyse auprès de Sigmund Freud (cf. Meyer 1974). Les mordus de Sherlock Holmes ont constitué, à tous égards, les premières communautés de fans du XXe siècle (5).  
L’élection par les lecteurs d’un corpus restreint au milieu de l’imposante production feuilletonesque de l’époque marque un rapport d’intensité avec les textes ; les pastiches de Conan Doyle qui fleurissent dès le tournant du siècle annoncent la productivité des fans et constituent les premiers balbutiement de la fan fiction ; le « jeu » lui-même annonce la transfictionnalité au sens de Saint-Gelais (1999) qui constitue aujourd’hui le mode intertextuel privilégié de la culture geek.
 
 
« UNE HERMÉNEUTIQUE POPULAIRE ». L’AUTRE INTENSIVITÉ
    Danielle Aubry avait développé dans sa réflexion sur les films et séries cultes le concept d’herméneutique populaire (6) qui dit à mon avis tout ce qu’il y a à savoir sur le rapport aux textes de la culture participative : soit une volonté d’engagement interprétatif dirigée vers des objets issus de la culture populaire.
    La culture participative est composée de cultistes, de fans et de geeks. Je réserve pour plus tard le saut quantitatif que représentent pour moi les geeks. Si j’avais à distinguer entre cultistes et fans, je dirais qu’en règle générale, les premiers adoptent des objets issus de la culture populaire qui sont marginaux par rapport à elle, alors que les seconds poussent plus loin un attachement partagé par le vaste public. The Rocky Horror Picture Show vs. Star Trek, en quelque sorte. Cette distinction ne s’accorde pas avec une partie de la critique, mais elle n’est pas vitale. Ce qui est capital, c’est d’interroger l’histoire de cette intensivité culturelle particulière.
    Pour l’historien Roger Chartier (1992 et 1995), la lecture intensive est à distinguer d’une lecture extensive apparue en Occident à partir du XVIIIe siècle, sous la poussée d’une technique et d’une technologie : la lecture silencieuse apparue dans les monastères au XIIIe siècle et, bien sûr, la presse à imprimer. Jusque-là, la lecture intensive était la norme. Elle avait pour caractéristiques d’être oralisée, communautaire et sacralisée. Elle était le fait de petites communautés interprétatives (Fish 1980) : les clercs, les moines copistes, l’aristocratie lettrée, etc. Elle était une activité publique, un rapport privilégié d’un petit nombre d’individus avec une étroite sélection de textes. L’adoption de la lecture silencieuse va permettre l’individualisation de la lecture, l’imprimerie, l’explosion des corpus. La lecture extensive participe d’un mouvement de démocratisation de la culture lettrée. Il faut souligner aussi qu’elle induit une certaine désolidarisation du lectorat, de même qu’un désinvestissement des textes. C’est un contexte d’extensivité culturelle (7) qui s’impose alors en Occident, où, pour le dire bêtement, on lit plus nombreux, avec un engagement moindre, une plus grande quantité de textes.
    Au sein de ce nouveau contexte, les institutions académiques ont constitué un refuge où s’est maintenu l’investissement interprétatif propre à la lecture intensive. Cette intensivité résiduelle ne s’est pas contentée de reconduire certaines pratiques, elle a aussi resserré ses corpus, peut-être afin de ne pas disputer ses objets au commun.
    C’est ainsi que je m’explique l’apparition au XIXe siècle d’une césure entre culture savante et culture populaire. Aubry l’avait remarqué, l’intensivité culturelle s’est définie a contrario de la culture populaire. Cette opposition s’est durcie encore davantage avec l’émergence simultanée de la critique moderniste et de la culture de masse (on pense bien sûr ici aux travaux d’Adorno et Horkheimer [1944]).
    De là, il serait tentant d’associer rigoureusement l’intensivité résiduelle de l’institution avec la culture savante et l’extensivité culturelle avec la culture populaire. Une telle catégorisation ne survit pas à un examen, même superficiel. Il relèverait d’un mysticisme creux de penser que l’aura des œuvres canoniques les soustrait immanquablement à toute lecture extensive ; sans doute ne peut-on acheter Proust en gare, mais on peut le lire dans le train. Surtout, l’apparition de la culture participative vient brouiller les cartes. Son existence prouve que la culture de masse ne produit pas que des objets rapidement consommés et jetés après usage : des Bakers Street Irregulars aux otakus (8) contemporains en passant par les Trekkers, des gens ont établi avec elle des rapports complexes excédant de beaucoup la réception passive.
La réticence de l’institution à traiter cet aspect de la culture populaire est compréhensible. Ayant défini ses objets par opposition aux produits de la culture de masse (9), l’idée que ceux-ci justifient des pratiques herméneutiques pas très éloignées des siennes ne pouvait relever pour elle que de l’aberration. Pour la même raison, la critique institutionnelle a eu tendance à construire le fan sur une série d’opposition avec ses propres pratiques (Hills 2002, 10 et passim), la plus persistante étant probablement celle qui met face à face distance et participation.
L’universitaire découvrant la culture participative éprouve nostalgie, et peut-être envie. Des ouvrages comme Fan Cultures (Hills 2002) et Defining Cult Movies: The Cultural Politics of Oppositional Taste (Jancovich, Reboll, Stringer et Willis 2003) ont révélé l’esprit polémique qui anime certaines pratiques participatives. La culture participative conjugue au présent des formes de rapport au texte propres à l’intensivité historique, dont l’institution s’est plus ou moins délestée en polissant ses méthodes. Confronté à la « constellation Star Trek », Richard Saint-Gelais a spontanément adopté la métaphore religieuse que je lui emprunte ici. Il rappelle comment « une communauté d’écrivains, de réalisateurs, de téléspectateurs et de fans » génère « ses gloses, ses écrits apocryphes, ses hérétiques » (1999, 343), avant de remarquer : « [c]omparés à cette polyphonie interprétative […], les spasmes théologiques du début de l’ère chrétienne ressemblent presque à une discussion courtoise et disciplinée » (1999, 353).
    Cette énergie contagieuse de la culture participative, qui nous ramène aux premiers temps de l’herméneutique, me semble souvent perdue pour l’intensivité institutionnelle. Et elle apparaît parfois comme le début d’une ère dont les geeks seront les seuls à voir la fin.
 
 
15 mars 1937 : Fondation d’Arkham House
[Dates importantes – 2]
« Though it was not immediately foreseen, Arkham House had its inception in the death of Howard Phillips Lovecraft on March 15, 1937 » (10) écrit August Derleth à propos de la maison d’édition vouée à préserver l’héritage du prince noir de Providence. La relation de Lovecraft à ses lecteurs-émules comme Derleth lui-même, Leon Sprague de Camp et Robert Bloch, qui culmine avec cet engagement posthume, évoque aussi certains traits prototypiques de la culture participative. Cette relation fournit à mon sens un modèle à suivre pour les producteurs de contenus contemporains : celui d’un auteur qui cède gracieusement ses droits sur sa mythologie personnelle et invite ses fans à la revisiter à leur guise.
La passion des émules de Lovecraft témoigne de cette faculté discriminante des fans sur laquelle insistait Fiske (1992, 48). Les siens ont reconnu, au milieu de l’imposante production des pulps du début du siècle, la qualité propre de ses écrits. S’il y a toujours un sens aujourd’hui à parler d’une culture populaire au sein de la déferlante culture de masse, c’est justement dans cette stratégie qui élit certains objets et en rejette d’autres. La culture de masse est celle de producteurs, la culture populaire celle du public ; la culture de masse ce que l’on nous propose, la culture populaire ce que nous en faisons.
Le dévouement des artisans d’Arkham House témoigne ainsi du rôle joué par les fans pour les cultures populaires et savantes. Comme l’a souligné un héritier plus lointain de Lovecraft, Stephen King, les collaborateurs d’Arkham House ont été les gardiens de la littérature d’horreur pendant sa disgrâce auprès du public de l’après-guerre (1983, 29) et ils ont permis sa résurgence dans les années 60. Arkham House a figuré aussi une antichambre où les écrits de Lovecraft ont patienté en attendant que la critique institutionnelle daigne s’intéresser à eux. Sans l’insistance des fans pour assurer la postérité de Lovecraft, peut-être aurait-on réussi à réduire son œuvre à une note de bas de page dans l’histoire des littératures fantastiques, sans que ne lui soit consacrées enfin des études approfondies (cf. Mellier 1999, 253-351).
 
 
BRACONNAGE ET BRICOLAGE. L’AUTRE PRODUCTIVITÉ
Le braconnage est la théorie que Jenkins empruntait à de Certeau afin d’illustrer le rapport des fans à la culture de masse (1992b, 3), qui viennent piller les terres du seigneur, dans ce cas-ci de l’industrie culturelle, et y prélever le nécessaire à leur besoin. Je serais tenté moi-même de détourner la métaphore du bricolage chez Lévi-Strauss (1962) afin de marquer que ces braconniers textuels ne ramènent pas ces denrées dérobées chez eux pour simple consommation, mais pour les transformer.
Aussi, les intensivités académiques et participatives ont donc en commun de produire leur lecteur comme événement et comme trace, dans le discours et dans l’écriture. Devant cette autre productivité peut s’imposer l’impression d’une étrange gémellité entre les cultures et la tentation de voir l’une comme une version dégradée de l’autre, où par exemple les fanzines répondraient aux revues savantes, les conventions de fans aux colloques, les blogues aux ressources web institutionnelles, etc.
Cette productivité me semble souvent avoir été l’angle mort des théories de la lecture, at large. Celles-ci ont eu tendance à construire le lecteur comme une projection des effets supposés du texte (11) jusqu’à ce que la sémiotique de la lecture développe une approche plus pragmatique et tente de réincarner les pratiques lecturales et spectatoriales (12). L’intensivité institutionnelle a pris ainsi la lecture extensive pour objet :
 
Nul ne contestera que l’analyse soit nécessairement une lecture savante, argumentée, obéissant à des règles et suivant un certain protocole d’exposition. Par contre, il n’est pas évident que l’analyse doive se construire sur une lecture savante. Mieux, on peut sans doute soutenir que le but de l’analyse est de rendre compte de ce qui se passe dans une lecture courante, d’expliquer les effets du texte, qu’il s’agisse d’interprétations plus ou moins contrôlées ou d’un plaisir parfaitement non maîtrisé (Charles 1995, 138-139).
 
Cette opposition reprend les distinctions, posées précédemment, entre lecture heuristique et herméneutique (Riffaterre 1978), de même qu’entre lecture en progression et en compréhension (Gervais 1992). Elle explique pourquoi la sémiotique de la lecture a eu elle aussi la lecture de fans comme point aveugle : celle-ci n’obéit pas aux règles de l’extensivité et ne constitue pas une lecture courante, heuristique ou en progression. Elle est une lecture savante hors institution, une lecture herméneutique populaire, une lecture en compréhension aux régies différentes de celles de la lecture littéraire.
    Devant elle, le sémioticien de la lecture se retrouve devant l’impossibilité de valoriser la lecture populaire sans banaliser d’un même geste la spécificité que représentent en son sein les pratiques participatives. Comme l’a remarqué Jenkins :
 
[T]he notion of textual production has been extended from reference to specific types of cultural activities which results in material artifacts to encompass all forms of interpretative activity. In this move, […] the fan’s activity is treated as different only in degree from those types of interpretative strategies used by all consumers of mass culture. (1992a, 209)
 
Ce problème subsiste dans la typologie des productivités établie par Fiske dans « The Cultural Economy of Fandom ». Il identifie d’abord une productivité sémiotique (1992, 37), activité interprétative et identitaire à travers laquelle les fans construisent leurs objets et se construisent eux-mêmes devant eux ; ensuite une productivité énonciative (p. 37), où les fans discutent de leurs objets, selon des contextes allant de la conversation de comptoir jusqu’à la convention ; finalement, une productivité textuelle (p. 39), où les fans écrivent et produisent des artéfacts afin de prolonger leurs objets.
   En intégrant l’idée d’une productivité sémiotique, Fiske laisse la porte ouverte à une trivialisation de l’activité participative. La productivité sémiotique dit peu de choses sur la culture participative et invite au contraire à négliger les différences qui existent entre les pratiques du lecteur courant, du fan et du lecteur institutionnel.
    Pour moi, la solution consiste à célébrer la lecture en tant qu’activité tout en excluant la productivité sémiotique de toute catégorisation de l’intensivité. Cela équivaut à distinguer la lecture privée de pratiques où la lecture se produit en fonction d’une communauté et d’une inscription. L’activité sémiotique intime ne devrait pas être posée comme productivité parce qu’à proprement parler, elle ne produit rien. Elle se situe rigoureusement à l’extérieur d’une logique d’inscription et d’échange qui est le fondement de toute productivité. Il ne faut pas y voir une destitution de l’activité lecturale courante, mais une reconnaissance de son existence pleine en marge d’une économie productive qui n’est pas sans équivoque : la lecture courante ne produit rien, mais elle ne peut non plus être réduite à l’état de produit (comme c’est le cas, qu’on le veuille ou non, des productivités institutionnelle ou participative).
       En ce sens, la lecture extensive, courante, demeure un objet insaisissable pour tout observateur institutionnel, en ce que sa caractéristique première est justement d’être silencieuse, improductive. Michel de Certeau l’avait bien compris, qui écrivait « l’acte de lecture ne peut être documenté, il ne peut qu’être théorisé » (cité in Jenkins 1992b, 3) : interroger le lecteur, le soumettre à un questionnaire ou à un dialogue, voilà autant d’efforts louables équivalant à attirer la lecture extensive vers une logique de mise en discours qui lui est, dans la pratique, profondément étrangère.
    La productivité participative, en revanche, ouvre au théoricien l’horizon d’une lecture autre. Elle constitue un ensemble de traces laissées par une lecture, intensive certes, mais non institutionnelle. S’il me reste à expliquer à quel niveau joue cette distinction entre la productivité institutionnelle et la productivité geek, je dirais déjà que, pour moi, une pragmatique de la lecture mène aujourd’hui presque naturellement à une théorie de la culture participative.
 
 
25 mai 1977 : la sortie de Star Wars et la fabrication d’un culte
[Dates importantes – 3]
    À côté de la communauté modèle des fans de Star Trek (Jenkins 1992a, Tulloch et Jenkins 1995), l’adulation dont la saga des Star Wars fait l’objet constitue un phénomène plus équivoque. Il ne s’agit pas de prendre parti pour les Trekkers contre les fans de Star Wars, ni de bouder mon plaisir devant la trilogie jouissive de Lucas, seulement de souligner l’ambivalence d’un film construit d’emblée comme un film culte.
Star Wars est le premier blockbuster culte, avec tout ce que cela a de vulgaire et de glorieux. Je ne m’éterniserai pas ici à réévaluer selon une opposition stricte les rapports entre pratiques de cultistes et de fans. Si, comme je l’ai suggéré, les premiers affectionnent des objets marginaux là où les seconds approfondissent un attachement partagé par le vaste public, cette différence n’existe qu’à un niveau quantitatif. En dépit d’un plébiscite populaire, Star Wars s’apparente aux films cultes par certaines pratiques spectatoriales (cf. Brooker 2002, Hardin 2008) et par sa proximité avec une esthétique bigarrée que l’on a tendance à prêter au corpus (cf. Jancovich, Reboll, Stringer et Willis 2003, Visy 2006). Avec son mélange de genres énergique et sa mythologie puisée à diverses sources (Gordon 1995, Galipeau 2001), Star Wars respecte une logique d’hybridité propre aux films cultes tout en expulsant plusieurs de leurs aspérités communes. En reprenant les épithètes retenues par Gilles Visy, je dirais que le film est kitsch, décalé, camp et maniéré sans être provocant, tordu ou trash (2006 : non paginé). Avec Star Wars, la pratique du culte médiatique passe de confidentielle à publique et le film culte passe d’objet d’élection à objet de reproduction : Lucas apparaît ainsi comme un cinéaste culte à dessein là où Ed Wood, Herschell Gordon Lewis et Russ Meyer, par exemple, l’étaient de façon circonstancielle ou pathologique.
Triomphe apparent de la culture participative, véritable mythologie postmoderne et premier blockbuster conçu par des geeks pour les geeks, Star Wars représente le moment où l’industrie culturelle, tout en prenant acte de l’existence des fans, tente de réguler leur productivité :
 
In extreme cases, producers try to bring fan activities under their supervision. Lucasfilm initially sought to control Star Wars fan publications, seeing them as rivals to their officially sponsored and corporately run fan organization. Lucas later threatened to prosecute editors who published works that violated the “family values” associated with the original films. (Jenkins 1992b, 30-31)
 
La ribambelle de produits dérivés que les producteurs mettent à la disposition des fans (en connaissant d’emblée leur appétit collectionneur) oblige aussi à considérer les limites de la métaphore de braconnage chérie par Jenkins. Il faut admettre, à la suite de Hills, que la culture participative ne fait pas que résister à l’industrie culturelle, mais intensifie parfois son pouvoir en devenant pour elle un moyen de tester son empire et d’augmenter sa marge de profit (2002, 21 et passim).
Il faut remarquer cependant que Star Wars signale une prise de conscience par la fiction populaire de ses propres pouvoirs. Ce que fait aussi Star Wars, c’est d’inscrire au cœur même d’une poétique du culte programmé le débordement de sa fiction et sa reprise à travers différents avatars médiatiques. Avec son énigmatique amorce textuelle défilante, Star Wars charrie un parfum surannée de conte folklorique, qui suppose d’emblée ce que Conan Doyle encourageait par inadvertance et Lovecraft permettait gracieusement :
 
A long time ago in a galaxy far, far away…
Episode IV: A New Hope (13)
It is a period of civil war. Rebel spaceships, striking from a hidden base, have won their first victory against the evil Galactic Empire. During the battle, Rebel spies managed to steal secret plans to the Empire's ultimate weapon, the Death Star, an armored space station with enough power to destroy an entire planet. Pursued by the Empire's sinister agents, Princess Leia races home aboard her starship, custodian of the stolen plans that can save her people and restore freedom to the galaxy... (Lucas 1981)
 
Il ne faut voir là ni un simple « Il était une fois » revampé, ni un début in media res propre aux récits réalistes. On n’est pas seulement en train de déterminer un monde pour le récit, ni, à l’inverse, de situer les actions antérieures dans une zone d’indétermination relative, mais en train de mettre en place une zone frontière : les actions qui vont bientôt défiler à l’écran sont placées au sein d’un continuum plus vaste, temporairement indéterminé comme dans toute fiction, mais appelé à être exploré bientôt autant par une production officielle que par la fanfiction. Il y a là une manifestation concertée d’un rapport à la fiction qu’il convient d’examiner en tant que trait prototypique de la culture geek.
 
 
À HAUTEUR DE FICTION. L’AUTRE INTERTEXTUALITÉ
    Se demander en quoi l’ « intensité productive » de la culture participative diffère de celle de la culture institutionnelle implique de reprendre l’opposition traditionnelle entre distance et participation. Cela ne va pas toujours de soi dans le présent contexte. En voulant réhabiliter la capacité de résistance critique des fans, des chercheurs comme John Fiske et Henry Jenkins ont souvent privilégié la description de modalités participatives étrangement distancées : spectature bruyante et sardonique du Rocky Horror Picture Show (Fiske 1992, 41-42); rapport conflictuel avec les producteurs et réappropriation des univers de séries télévisées (Jenkins 1992a et 1992b); militantisme acrimonieux contre certaines inégalités dans la représentation de l’univers fictionnel de Star Trek (14), etc.
     C’est ici que la théorie de la culture participative, à l’instar de la culture savante naguère, a défini le fan par opposition à une figure un peu réductrice de la culture de masse et de son public :
 
Far from sycophantic, fans actively assert their mastery over the mass-produced texts which provide the raw materials for their own cultural productions and the basis for their social interactions. In the process, fans cease to be simply an audience for popular texts; instead, they become active participants in the construction and circulation of textual meanings. (Jenkins 1992b, 23-24)
 
Je peux m’expliquer cet écart en partant de la typologie installée jusqu’ici : la culture des fans est une intensivité populaire arrachée à l’extensivité ambiante de la culture de masse. Les fans ne sont pas pour Jenkins les consommateurs les plus aliénés qui soient (1992a, 208), mais une sorte d’élite intellectuelle pop. Si on accepte une telle vision, le problème de la distinction à établir avec la culture institutionnelle subsiste, mais la table est retournée cette fois vers la culture des fans : en quoi ses pratiques d’intensivité et de productivité diffèrent-elles à ce point des pratiques institutionnelles pour qu’elle puisse se targuer seule du titre de « culture participative » ?
    Pour moi, l’altérité qui subsiste entre les postures institutionnelles et geeks tient dans le type de participation impliqué. Ce qui fait qu’une culture nous apparaît plus participative que l’autre, c’est le niveau à partir duquel la culture des fans déploie sa productivité. Non pas à une altitude distancée, mais à hauteur de texte et de fiction. La culture participative ne travaille jamais qu’accidentellement à définir un contrepoint à partir duquel produire sa lecture. Elle préfère influer sur la constitution narrative du texte et contribuer au déploiement réticulaire de sa fiction.
Les véritables corpus des communautés de fans sont moins des textes, pris isolément, que des univers sémantiques :
 
[Geeks] are not afraid of having fun though. One of the biggest influences by the geeks on culture today is the gameplay culture. We are not talking about sports or sport videogames here, but games with fiction and game worlds (such as J.R.R. Tolkien’s fantasy world Arda, H.P. Lovecraft’s Cthulhu Mythos, and Lucas’ Star Wars universe), worlds with their own inner consistency of reality worth exploring for their own sake. (Konzack 2006 : non paginé)
 
Visible dans la culture des jeux vidéo, cet appétit des geeks pour les mondes fictionnels ne date pas d’hier. Il correspond à un désir de transfictionnalité, au sens de Richard Saint-Gelais : « On parlera de relations transfictionnelles lorsque deux œuvres ou plus (d’un seul auteur ou non), indépendantes en tant qu’œuvres, sont malgré tout liées à hauteur de fiction, soit par la reprise de personnages, soit par celle du cadre général où se déroulent les différents récits » (1999, 346). Le geste fondateur de la culture geek réside dans la décision de considérer les vides narratifs inhérents au texte sérialisé comme des anfractuosités permettant de s’installer à demeure dans la fiction. Ce n’est pas que les geeks confondent fiction et réalité ; ils trouvent simplement une autre façon de poser la question de l’incomplétude fondamentale du texte. Là où le critique institutionnel s’en sert pour échapper à la fiction, le geek s’en sert pour y entrer. « [A]ucun texte, aussi étendu soit-il, ne [parvient] à ‘couvrir’ la fiction qu’il met en place » (Saint-Gelais 2002, 48). Les geeks le savent bien, mais ils se disent : « si on essayait quand même ? »
    C’est ainsi qu’à partir d’un coup de force ontologique, les fans de Sherlock Holmes s’amusent depuis près d’un siècle à répondre à hauteur de fiction à une question, « Pourquoi autant d’irrégularités temporelles dans les aventures du détective ? », à laquelle l’histoire littéraire répondrait en dix secondes : « parce que Conan Doyle ne s’est jamais beaucoup préoccupé de chronologie ». C’est ainsi que « l’économie transfictionnelle » de Star Trek capture non seulement la fanfiction, mais, par exemple, une bonne partie des discours de fans et de producteurs (15), en remplaçant le présupposé classique de l’autonomie du texte par celui, ludique, de la cohérence foncière des univers représentés.
       Il ne s’agit donc pas d’affirmer que la culture participative produit de la fiction là où la culture institutionnelle produit du commentaire. Il s’agit de dire que toutes deux lisent et interprètent, mais que seule la première tend à produire sa propre lecture comme fiction.
    La transfictionnalité n’est pas généralisable stricto sensu à l’ensemble des pratiques de fans, mais elle permet d’introduire la véritable polarité qui se joue entre culture institutionnelle et culture participative, non pas entre distance et participation, mais entre verticalité et horizontalité.
    Pour l’herméneutique moderne, l’interprétation est « le travail de la pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale » (Ricœur 1969, 16). L’intertexualité, dans une optique pragmatique, consiste en « la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie (Riffaterre 1980, 9) ; ces rapports étant conçus, le plus souvent, en fonction d’une certaine verticalité. On cherche toujours, à quelque égard, à déterrer un sous-texte. Le travail célèbre de Genette est en cela révélateur, lorsqu’il développe dans Palimpsestes (1982) les termes « hypotexte » et « hypertexte » afin de qualifier, au sein d’une relation intertextuelle, un texte-source et un texte d’arrivée. Aussi, le Ulysses de Joyce est-il un hypertexte qui prend pour hypotexte L’Odyssée d’Homère, et dont le titre contribue à mettre le lecteur sur la piste d’un grand jeu de renvois narratifs et formels entre les deux œuvres.
    Ces liens intertextuels, que l’interprétation classique resitue à l’intérieur d’une organisation verticale, hiérarchique, l’interprétation participative les multiplie, ad infinitum, dans l’horizon latéral d’un réseau à hauteur de fiction. Le fan est capable de voyager à des grandes distances dans le texte, mais il ne tient pas particulièrement à se situer au-dessus de lui.
        Conceptuellement, la transfictionnalité n’est qu’une modalité spécifique de l’intertextualité et le régime particulier d’interprétation qu’elle sous-tend une forme herméneutique marginale, circonscrite. Il faut rappeler cependant, à la suite de Saint-Gelais, que cette exception ludique « est en passe d’en devenir la règle. » (1999, 359)
 
Il est temps de mesurer l’incidence de cette manœuvre, de cette blague qui n’en est plus tout à fait une, sur notre conception des rapports entre le réel et la culture censée le refléter, mais en fait en train de le reconstruire, autrement : la culture médiatique. (1999, 360)
 
 
Internet et le pouvoir geek
[Date inconnue]
    L’invention d’Internet est difficile à dater, mais c’est ce moment élusif que je choisirai afin de marquer la transformation de la culture participative qu’a provoquée l’adoption progressive de l’ordinateur personnel et des médias numériques.
    Il existe un lien intime entre la culture participative et le développement du web.
 
Fans were early adopters of digital technologies. Within the scientific and military institutions where the Internet was first introduced, science fiction has long been a literature of choice. Consequently, the slang and social practices employed on the early bulletin boards were often directly modeled on science fiction fandom. Mailing lists that focused on fan topics took their place alongside discussions of technological or scientific issues. In many ways, cyberspace is fandom writ large. (Jenkins 2006b, 138)
 
D’une certaine façon, la spécificité des geeks est générationnelle. Les geeks sont pour Konzack la troisième contre-culture, appelée à prendre la relève des hippies et à s’opposer aux yuppies (2006, non paginé). Ils ont grandi en regardant Star Wars, en bidouillant de vieux PC et en jouant à Zelda. Las, sans doute, de se faire crier « Get a life ! », les fans et leurs enfants ont décidé de prendre le contrôle de la culture médiatique et des moyens de sa production. Les signes sont partout. L’homme le plus riche du monde, ces 15 dernières années, a été un « computer geek », ressemblant à s’y méprendre au voisin blême que l’on soupçonnait enfant de passer l’été dans son sous-sol afin d’apprendre le Klingon. En 2007, on a fait de Justin Long, le « Mac humain » des publicités Apple, le partenaire de Bruce Willis dans Live Free or Die Hard : John McClane en personne ne peut plus sauver l’Amérique sans l’aide d’un geek. L’adoption même du terme dénote un changement d’attitude important. « Geek », qui désignait jadis un monstre de fête foraine qui avalait des têtes de poulets vivants, est en train de devenir un terme mélioratif (16) : à la différence du nerd américain, de l’anorak britannique ou du nolife français, le geek est souvent autoproclamé. Cette réappropriation ironique n’est pas sans rappeler celle du terme « queer » par la marginalité sexuelle ou celle du « N word » dans la culture hip-hop.
        Sous l’impulsion de ce pouvoir geek, c’est toute la culture de masse contemporaine qui est en train de devenir participative. Il ne faudrait pas croire, cependant, que tout va pour le mieux dans cette culture participative 2.0.
 
Now fans may interact daily, if not hourly, online. Geographically isolated fans can feel much more connected to the fan community and home-ridden fans enjoy a new level of acceptance. Yet, fandom’s expanded scope can leave fans feeling alienated from the expanding numbers of strangers entering their community. This rapid expansion outraces any effort to socialize new members. (Jenkins 2006b, 142)
 
La dissolution géographique des communautés de fan au sein du cyberespace est solidaire, pour moi, de la modalité de participation du numérique : l’interactivité.
Il est possible de voir celle-ci comme le triomphe de la culture participative, permettant l’explosion de l’attitude fan et le déploiement mondial de leurs communautés, tout en instaurant l’instantanéité de la participation (cf. Hills 2002, 78 et passim). Il est légitime aussi de voir l’interactivité comme une tentative de l’industrie culturelle de maîtriser la culture participative et de réduire une bonne fois pour toute son activité à un « bricolage dominical à la périphérie du système » (Baudrillard 1972, 208). Il n’y a, à priori, aucun braconnage dans l’interactivité (bien que des artistes et des usagers, bien sûr, puissent le recréer). Nous sommes invités sur les terres du seigneur et n’y prélevons que ce qu’il veut bien.
Les fans disposent dans Internet d’un moyen inédit pour se faire entendre des producteurs, qui disposent ainsi d’un accès gratuit à des groupes-cibles de consommateurs. Le web est un formidable outil de partage de fichiers, qui facilite l’échange de fanfictions et de fanarts. Les producteurs peuvent cependant y traquer ces pratiques et faire valoir leur droit, parfois brutalement, sur les univers de fiction partagés dont ils se veulent les propriétaires. La production des fans sur Internet n’a plus à circuler sous le manteau, mais Big Brother la regarde.
    Les travaux récents de Jenkins (2006a et 2006b) l’indiquent, la culture médiatique contemporaine est animée par la collision entre deux convergences (2006b, 155) : celle des conglomérats médiatiques d’un côté (qu’il nomme corporate convergence), celle des consommateurs maîtrisant les outils numériques de l’autre (grassroots convergence). Le Web ne sera pas le lieu d’une utopie culturelle et politique réalisée, comme dans les premières formulations enthousiastes de son potentiel chez Lévy (1994) ou de Kerckhove (1997). Il est d’ores et déjà un champ de bataille où s’affrontent une culture du savoir et une culture de la commodité (Jenkins 2006b, 144-49), l’une vouée à la libre circulation des contenus imaginaires et des idées, l’autre décidée à les maintenir à l’état de biens monnayables.
    Devant ce conflit, enjeu culturel, économique et politique majeurs du XXIe siècle, les critiques institutionnels auraient bien tort de vouloir demeurer neutres. Tout comme les geeks seraient naïfs de croire qu’ils peuvent se passer d’alliés.
 
 
BOBA FETT ET MOI. ÉLOGE DE LA DISTANCE
    On aura compris que c’est aujourd’hui l’intensivité résiduelle de l’institution qui est marginale face à une culture participative généralisée. La question devient alors, non pas « que doit-on faire avec les geeks ? », mais « que peut-on faire pour les geeks ? ».
L’interactivité des médias numériques est en train de faire pour la culture participative, en accéléré, exactement ce que le développement de l’imprimerie a fait pour la lecture. En automatisant le geste participatif, le numérique travaille simultanément à le démocratiser et à le banaliser : la participation médiatique entre dans l’âge de son extensivité. Au milieu de ce contexte de démocratisation, qui s’accompagne aussi d’une intensification des tentatives d’assujettissement des pratiques participatives, l’institution universitaire peut figurer un refuge, comme cela a été le cas au XVIIIe siècle. Le lieu, pour les fans et les geeks aliénés d’un espace souverain dans la culture de la convergence, d’un sacerdoce.
Je prends un exemple au hasard : Boba Fett.
    Boba Fett est un personnage secondaire dans la trilogie originale des Star Wars de George Lucas, un chasseur de prime que Jabba the Hutt lance aux trousses d’Han Solo. Sa présence à l’écran est réduite dans les films, il apparaît brièvement dans The Empire Strikes Back et Return of the Jedi ; il est pourtant un des personnages les plus populaires auprès des fans de l’univers Star Wars, ayant généré un lot de spéculations, de produits dérivés et de romans.
J’aime bien Boba Fett. Je conçois que sa présence énigmatique puisse donner envie de se plonger dans les fictions officielles afin de découvrir la suite de ses aventures, son passé et son appartenance à la race éteinte des Mandaloriens. Je peux concevoir aussi que l’on veuille collectionner les figurines à son effigie, ayant moi-même conservé la mienne jusqu’à un âge indu, que je ne divulguerais pas soumis aux feux de l’Inquisition. Il survient cependant un moment où, devant l’insulte à l’intelligence geek qui constitue parfois les stratégies mercantiles de Lucasfilms Ltd., la coupe déborde. Si cette épître a pris souvent des allures de mea culpa, qu’on me permette enfin de prêcher pour ma paroisse. Devant les motifs intéressés qui président parfois à la surexpansion des univers fictionnels, on atteint un point où vivre le rapport d’intensivité à Boba Fett dans la distance, se placer délibérément en surplomb de la fiction Star Wars (17), devient une autre façon — et peut-être une meilleure façon — d’aimer Boba Fett.
    L’amour, tel est peut-être la clé. Pour que l’institution puisse figurer le lieu d’une intensivité renouvelée pour certains fans, il lui faut accepter sa propre intensivité comme acte passionnel autant que réflexif. Cela implique de dépasser l’attitude faussement œcuménique qui consiste à faire l’obole aux geeks de les considérer comme des critiques pour se dévisager enfin, froidement, à la surface du miroir réformant que tend la culture participative. C’est le sens des dernières recommandations de Matt Hills dans Fan Cultures (2002, 182-183), c’est une route qu’ouvrait déjà Joli Jenson :
 
If we instead associate ourselves with those ‘others,’ assume that there are important commonalities as well as differences between all individuals, communities and social groups, and believe that we are constantly engaged in collective enterprise of reality creation, maintenance and repair, then we are less likely to succumb to the elitism and reductionism that so far has characterized the research and literature on fans and fandom (1992, 26)
 
J’imagine qu’afin de prêcher par l’exemple, il me faut renoncer au rôle d’intellectuel critique que j’ai assumé ici et reconnaître mon appartenance à une génération qui a la participation pour langue maternelle et n’a jamais véritablement intériorisée la distinction entre culture savante et culture populaire. Que mon épître se termine donc sur une confession : à l’intérieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n’est pas interdit d’apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d’un pré ensoleillé, afin d’échapper à une horde de zombies.
Pour le meilleur et pour le pire, les geeks sont déjà parmi nous.
Les geeks sont en nous.
 
 
Notes
(1) Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture. Je tiens à remercier également Gabriel Gaudette pour sa relecture.
 
(2) La plupart des textes fondateurs de ce recueil ont été rédigés à partir de dialogues avec les communautés de fans étudiées.
 
(3) « Suspensionist approaches, which I favour, do not seek to protect fandom, to link fan experiences to a series of positive values, but neither do they seek to protect academic imagined subjectivity from its other. » (2002, 183)
 
(4) La Sherlock Holmes Society of London décrit ainsi le jeu : « The game that we play is that Mr Holmes and Dr Watson were real people and that the sixty stories are true narratives of their cases. This does not prevent us from honouring Sir Arthur Conan Doyle as the creator of Sherlock Holmes and the author of his adventures. “The game’s afoot!” <http://www.sherlock-holmes.org.uk/>
 
(5) Richard Saint-Gelais a effectué ce constat avant moi dans « De la constellation Star Trek : science-fiction et transfictionnalité » (1999, 341-361).
 
(6) Les études littéraires québécoises ont perdu Danielle Aubry avant qu’elle ait pu publier certaines de ses réflexions sur le phénomène des cultes médiatiques. Cette épître aux geeks voudrait lui rendre hommage. Les références que je fais ici à ses travaux sont tirées du séminaire « Les films et séries cultes : herméneutique populaire et subversion culturelle » (LIT833W-10), donné au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal à l’automne 2005 et de son introduction au collectif de Gilles Visy, Les oeuvres cultes : entre la transgression et la transtextualité (2006). Je tiens à remercier Lise Bizzoni de m’avoir permis d’accéder au Fonds Danielle Aubry du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).
 
(7) C’est Bertrand Gervais qui a transformé les types de lecture identifiés par Chartier en contexte culturel. Pour lui, la diffraction des corpus liée à l’apparition des médias audiovisuels puis numériques initie un contexte radicalisé de surextensivité culturelle (cf. 1998, 7-20 et 2004, 51-68)
 
(8) « Otakus » est le nom qu’on donne au Japon aux fans obsessifs de pratiques culturelles diverses. Dans différents pays occidentaux, il désigne par extension les amateurs fervents de culture japonaise et particulièrement d’animes, de mangas et de jeux vidéo. La connotation péjorative associée au terme au Japon a tendance à s’estomper dans les pays anglo-saxons.
 
(9) Schématiquement, cette dichotomie s’articule sur une polarité entre le singulier et le commun. À la production sérielle et anonyme de la culture de masse, la culture savante a généralement opposé l’autonomie de l’œuvre en tant qu’expression d’une subjectivé auctoriale.
 
 
(11) Je fais référence ici à la manière dont le reader-response criticism s’est longtemps évertué à décliner différentes version du lecteur implicite apparue chez Booth (1961) et Iser (1974): le narrataire chez Prince (1973), le lecteur informé chez Fish (1970), le lecteur idéal chez Culler (1975) et le lecteur modèle chez Eco (1979).
 
(12) Je fais référence cette fois aux travaux de Michel Charles (1995) et de l’école montréalaise de sémiotique de la lecture : Bouvet (1998), Gervais (1992 et 1993), Lefebvre (1997), Saint-Gelais (1994) et Thérien (1990 et 1992).
 
(13) Cette qualité épisodique du film, qui en fait le quatrième tome d’une saga dont il est pourtant le premier titre, a été greffée rétrospectivement à Star Wars lors de sa deuxième sortie en salles en 1981. Elle renforce bien sûr l’effet d’ouverture sur une espace fictionnel plus vaste impliqué par l’amorce.
 
(14) Je pense en particulier à la croisade menée par les Gaylaxians, auprès des producteurs de la série Star Trek: The Next Generation pour que soit intégrée, au sein de cet univers soi-disant égalitaire, une représentation des minorités homosexuelles (cf. Tulloch et Jenkins 1995, 237-265).
 
 (15) Richard Saint-Gelais analyse plusieurs exemples à cet effet, parmi lesquels, l’existence de travaux en linguistique klingonne et le manuel des scénaristes de la série The Next Generation, où l’on s’adresse au lecteur moins comme à un auteur contractuel qu’à un officier de la Fédération (1999, 341 et passim).
 
(16) En témoigne, entre autres, l’ouvrage de Neil Feineman : Geek Chic: The Ultimate Guide to Geek Culture (2005) ou cette réplique de Richard Clarke à l’animateur Steven Colbert, qui lui demandait la différence entre un nerd et un geek : “Geeks get it done” (cf. en.wikipedia.org/wiki/Geek).
 
(17) En se demandant, par exemple, ce que Boba Fett doit à la figure du ronin dans le Japon féodal et la race des Mandoloriens aux guerriers de Spartes, ou en interrogeant les motifs de l’étrange fascination qu’il exerce sur les fans de Star Wars.
 
 
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Notice Biographique
Samuel Archibald est professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM. Il enseigne la fiction de genre et les théories de la culture populaire.
 
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Mots clés
fans, culture participative, théories littéraires, lecture, fiction, intertextualité, culture populaire, culture numérique.
 
 
 
 
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Abstract
This essay’s primary goal is to understand what the scholars consider as the otherness regarding the fans, the cult followers and the geeks, by using their practices in order to shed some light on one another. In this regard, we draw a genealogy of the participatory culture (according to Jenkins 1992) analysing the impact on the Sherlock Holmes adventure’s reader ; the vernaculary exegesis of H.P. Lovecraft’s work ; the unique dynamic that bonds the Star Wars’ creators to its devoted spectators ; and, finally, the arrival of the Internet which caused profound changes in fan practices. Then, from a synchronic angle, we examine the commitment toward specific works, i.e., the relationship between the fan and his chosen object (which is, for us, an independent practice of cultural ‘intensivity’) ; toward texts interpretation and criticism (building an alternative textual productivity); and toward the extension of fictional universe (which represents a specific case of intertextuality). Upon doing so, we try to establish a politic of readability in order to determine how the Institution can react and resist against the geek power.
 
 
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