Critique – Annihilation, d'Alex Garland

Qu’est-ce que le cinéma de genre? Qu’on y voit un habile jeu de codes qu’on perpétue et réinvente de films en films, un plaisir cinéphilique coupable ou un cinéma destiné à des individus immatures au goût artistique peu relevé, une chose demeure, fondamentale: la fonction du cinéma de genre est de sublimer, par le son et l’image, les angoisses, les fantasmes et les obsessions propres à une époque ou à un milieu. Et en la matière, le propre du cinéma de genre est d’avancer masqué. Cerner les véritables tenants et aboutissants d’un film de zombies ou de vampires, d’une sci-fi épique ou d’un western-spaghetti nécessite de ne pas borner son analyse à ce qui se trouve au premier degré.

 

D’entrée de jeu, que penser d’un film comme Annihilation? Quête déroutante de quatre femmes scientifiques qui pénètrent une inquiétante zone (extra-terrestre?) d’où une escouade de militaires n’est pas revenue (l’un des militaires en question étant le mari d’une des femmes, jouée par Natalie Portman), le film se mue progressivement en un récit hybride à mi-chemin entre le survival science-fictionnel et le conte d’anticipation métaphysique. Annihilation est le rejeton (légitime ou pas, on s’en moque) de John Carpenter et d’Andreï Tarkovski. Du maître de l’horreur américain, il conserve la paranoïa profonde quant au devenir du genre humain, paranoïa très lovecraftienne, et un goût certain pour le suspense entrecoupé de scènes d’action et d’horreur graphique. Du grand poète russe, il retient une certaine lenteur, lenteur marquée par l’indécision et par des personnages en perte de repères physiques et moraux, ainsi qu’un indéniable sentiment de tristesse. Tout cela est rehaussé par une bande sonore aux atmosphères extrêmement travaillées et par des effets spéciaux d’une qualité qui laisse pantois.

 

Au fond, que nous dit Annihilation? Le film tout entier n’est que le reflet de l’angoisse provoquée par la perte des repères traditionnels au sein des sociétés occidentales. Un détail frappe, soit l’absence quasi-totale de personnages masculins blancs, y compris dans la figuration. Ce même mâle blanc que Deleuze identifiait comme centre de référence il n’y a pas si longtemps, et qui désormais se voit renvoyé aux temps anciens, comme s’il était déjà mort. Dans l’intrigue, le groupe de femmes (trois blanches, deux noires) est mis en parallèle dans le présent avec le groupe d’Asiatiques qui ont recueilli Natalie Portman à sa sortie de la « zone », et dans le passé antérieur avec l’escouade militaire (surtout des blancs) dont ne subsiste plus que des traces sur vidéo. Cette disparition du mâle blanc cède donc la place au métissage, l’origine mixte des protagonistes trouvant son écho dans la flore de la « zone », laquelle a pour déroutante particularité d’hybrider d’elle-même les différentes espèces de vivants (animaux, végétaux, etc.), ce qui ne manque pas de dérouter les personnages du film. Car qu’on la déplore ou qu’on s’en réjouisse, cette mise au rancart du mâle blanc a pour corollaire immédiat une crise identitaire palpable, car comment se définir lorsque le référent de base s’efface soudainement? C’est ce qui ressort de l’intrigue d’Annihilation, où le personnage de Natalie Portman devra lutter pour sauvegarder son intégrité physique et psychologique face aux créatures de la « zone » qui, au fil du récit, tenteront de la vampiriser, de s’approprier son corps et ses gestes après s’être approprié l’homme de sa vie. La structure du film épouse parfaitement cette idée d’hybridation en optant pour un montage alterné qui mélange les différentes temporalités narratives.

 

Au premier regard, Annihilation est un film qui risque d’en rébuter certains. En revanche, il mérite d’être expérimenté dans sa durée, il mérite qu’on ne s’arrête pas à l’impression première pour pouvoir comprendre le message à la fois complexe et stimulant qu’il livre in fine. Ce faisant, il se situe au carrefour du cinéma d’auteur le plus pointu et du cinéma de genre le plus assumé, ce qui mérite un profond respect.

https://www.youtube.com/watch?v=89OP78l9oF0