Critique – The Shape of Water, de Guillermo del Toro

Parmi le bestiaire des monstres classiques de la Universal, la créature amphibienne n’est certes pas la plus emblématique, Dracula, Frankenstein et le loup-garou venant bien avant elle. Et la chose n’est pas sans raison: non seulement Creature from the Black Lagoon (1954) de Jack Arnold est un classique tardif, mais en plus il reste beaucoup moins intéressant sur le plan cinématographique que le Frankenstein de James Whale, ou même le surestimé Dracula de Tod Browning (tous deux sortis en 1931). Il y a néanmoins une scène du film d’Arnold qui est particulièrement marquante: celle où l’héroïne jouée par Julia Adams nage à la surface du lac tandis que l’amphibien, tapis dans les profondeurs de l’eau, semble trop fasciné par elle pour oser l’attaquer. Se pourrait-il que ce soit dans cette seule scène qu’il faille retracer l’origine de The Shape of Water, dernier-né du maître du fantastique Guillermo del Toro? Plus de soixante ans plus tard, la créature du lac noir aura droit à son histoire d’amour avec la belle ingénue.

 

Avec ce film, del Toro est attendu au tournant: son opus précédent, Crimson Peak, bluette mièvre au scénario parfois incohérent, n’avait pas comblé les attentes, et se présentait comme un rare faux-pas dans une filmographie jusqu’à maintenant impressionnante. Et del Toro s’en tire de façon éclatante: The Shape of Water est un film touchant et fort bien réalisé, avec une direction photographique tout en tons de vert qui donne l’impression que la créature est omniprésente à l’écran. Les débauches d’effets visuels et les explosions de violence qui sont typiques du cinéma de del Toro se font ici plus ténues, plus discrètes, ce qui n’altère par leur force. L’intrigue met en scène une employée d’entretien muette qui travaille dans une base militaire américaine et qui découvre qu’une créature amphibienne y est séquestrée et torturée. Fascinée par elle, l’employée se donnera pour mission de la libérer des griffes de ses ravisseurs. Ce scénario qui prend le contrepied de l’original s’offre également le luxe d’une intéressante pointe envers l’actualité: en cette heure où certains tentent de pousser l’humanité vers une Guerre froide 2.0, The Shape of Water plante son décor au début des années soixante, à un moment de grande rivalité entre les Américains et les Russes, et s’amuse à renvoyer les deux puissances dos-à-dos dans leur commune malveillance à l’égard de la pauvre créature enfermée: les Américains la maltraitent jusqu’à quasiment la tuer, et les Russes cherchent à l’éliminer pour empêcher les premiers d’en apprendre plus sur elle. Dans le contexte actuel, le coup porte.

 

Au fond, le véritable sujet du film, c’est la lutte entre ceux qui ont conservé leur capacité d’émerveillement et ceux qui l’ont perdu. Elisa, la personnage centrale jouée par Sally Hawkins, éprouve un coup de foudre instantané pour la créature sous-marine, ce qui la fait entrer en rivalité avec le colonel Strickland, joué par Michael Shannon, pour qui elle ne représente qu’un objet de dégoût, mais qui lui sera fort utile pour faire progresser sa carrière. D’un côté l’attachement et l’affection pure, de l’autre le cynisme intéressé, un schéma par ailleurs récurent chez del Toro, ce qui est la marque d’un véritable auteur et non d’un simple artisan. Le maître nous livre ici l’essence du cinéma fantastique, qui est d’être un genre qui appartient à ceux qui ont gardé leur coeur d’enfant. Le jury de la dernière Mostra de Venise ne s’est pas trompé en lui décernant le Lion d’or suite à l’avant-première du film en août dernier. On ne peut que souhaiter que ce succès amplement mérité donne un nouveau souffle à la carrière de son réalisateur.