RIDM – The Emperor’s Naked Army Marches On, un documentaire choc de Kazuo Hara

05_Kazuo-Hara_The_Emperors_naked_army_marches_on

Hier était présenté dans le cadre de la rétrospective de Kazuo Hara, le documentaire le plus connu ici en Occident du cinéaste et classé parmi les 56 meilleurs documentaires de tous les temps selon un récent palmarès du site britannique BFI, il s’agit de The Emperor’s Naked Army Marches On (1987). La liste contient entre autres Man with a Movie Camera de Dziga Vertov, Nanook of the North de Robert Flaherty et Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Hara suit la quête d’un vétéran de la Deuxième Guerre, Kenzo Okuzaki, un excentrique parmi les siens qui dit s’insurger contre l’hypocrisie des institutions, c’est-à-dire contre l’autorité politique en place et surtout contre le silence de l’Empereur! Son passé est illustré au début du film par quelques planches titres, décrivant comment, d’une désobéissance civile à une autre, il tue un courtier immobilier et écope de 10 ans de prison. Or, c’est lorsqu’il fait les manchettes en tirant des billes à l’aide d’un lance-pierre vers l’Empereur, en face du Palais impérial, qu’il est d’abord remarqué par Imamura (le réalisateur de La ballade de Narayama (1983) et de L’anguille (1997) qui remportèrent tous les deux la Palme d’Or à Cannes). Lors du Q&A à la fin du film, Kazuo Hara explique toutefois comment il était difficile de suivre Okuzaki à travers le dédale judiciaire suite à sa mésaventure en face du Palais. Le filmer était impossible. Okuzaki écopa de 18 mois de prison pour son geste de défiance. Le projet de documentaire à ce moment fut abandonné. Ce n’est que plusieurs années plus tard que le projet renaquit de ses cendres. Okuzaki se met en tête de retrouver les bourreaux responsables de la mort de deux camarades de régiment, alors qu’ils étaient en poste en Nouvelle-Guinée pendant la Deuxième Guerre. D’abord accompagné du frère et de la soeur des soldats, Okuzaki veut faire la lumière sur les causes réelles de leurs morts qui s’apparentent de plus en plus au fil des conversations à une exécution pour désertion. Or, qui a donné l’ordre? Et était-ce vraiment pour avoir déserté qu’ils ont été exécutés, surtout considérant que les événements surviennent 23 jours après la fin de la guerre? Le récit nous entraîne donc avec Okuzaki à la recherche du chef du régiment qui aurait donné l’ordre. Il entreprend cette quête à la recherche de la vérité, dit-il, pour apaiser l’âme des soldats morts et des familles. La frontière entre réalité et fiction se brouille au moment où le frère et la soeur arrêtent de suivre Okuzaki. Ce dernier engage alors deux comédiens en guise de figurants pour le suivre, les faisant passer pour le frère et la soeur.

La détermination d’Okuzaki se transforme en obsession. La caméra toujours présente, mais en retrait, contrairement à Goodbye CP (1972), est le témoin d’une succession de rencontres entre lui et les vétérans présents et responsables de l’exécution. Okuzaki les traque jusque dans leurs maisons, brusquement, bafouillant au passage l’étiquette de la bienséance, sans les prévenir à l’avance de son arrivée. Verbomoteur, rendant parfois la lecture des sous-titres difficile, il se heurte au déni complet de chacun de ses interlocuteurs. La caméra est témoin, sans jamais intervenir, restant même à l’écart lors des altercations. La caméra de Hara observe de loin, plutôt que de s’approcher pour être dans le feu l’action.

Le film tire sa force du personnage central, celui d’Okuzaki, que l’on aimerait pouvoir aimer malgré son entêtement la plupart du temps démesuré. La présence de la caméra nous rend complices, en quelque sorte, de ses écarts de conduite. Le spectateur, forcé de se questionner sur son implication émotionnelle aux côtés d’Okuzaki, ne peut faire autrement que de désapprouver ses méthodes plutôt coercitives et insistantes visant à obtenir les réponses qu’il recherche. Okuzaki avoue par ailleurs ne pas craindre d’avoir recours à la violence, ce qui tranche clairement avec le courant humaniste et pacifique dans le Japon d’après-guerre.  Le vétéran s’en prend à ceux qui se défilent, qui refusent de répondre à ses questions, allant jusqu’à les planquer au sol pour leur asséner des coups de pied! À la fois amusé et stupéfait, le spectateur est partagé entre l’humour et l’absurdité de certaines situations, comme lorsqu’Okuzaki demande à ses « victimes » s’ils veulent appeler la police: « Je vais les appeler pour vous! » dit il. Le caractère effronté du personnage, ainsi que son entêtement et son franc parlé, ne sont pas sans heurter les moeurs qui fondent tout le mode de vie japonais, basé entre autres sur le respect de la vie privée, de la hiérarchie et sur l’étiquette qui régissent rigoureusement le « vivre ensemble » propre à la société japonaise.

Après environ le tiers du film, alors qu’on s’amuse avec une certaine retenue en suivant la quête d’Okuzaki, le film de Hara frappe fort en abordant certains tabous liés aux atrocités perpétrées par les soldats japonais, et cela, afin de survivre lorsque la nourriture se faisait rare… C’est à ce moment que les malaises surviennent, et que la honte se lit sur les visages de certains des vétérans interrogés. Alors que ces derniers avaient cru s’être absous d’un passé pas très glorieux, Okuzaki vient frapper à leurs portes. Le film se termine de manière abrupte et inattendue, à l’image du protagoniste complètement imprévisible. Le film exprime de manière très singulière, et sans détours, le malaise collectif refoulé de toute une génération et le déni qui suivit. Le cynisme extrême d’Okuzaki n’est probablement, encore aujourd’hui, que la pointe du iceberg.

Ce soir Extreme Private Eros: Love Song à 21h, Cinémathèque québécoise. La projection est précédée d’une classe de maître avec le réalisateur (entrée gratuite)

Extrait :