The Last of Us, équilibre vidéoludique et narratif

The Last of Us, la dernière création des studios Naughty Dog, qui nous ont donné entre autres la franchise Uncharted, est une créature narrative rare dans le paysage vidéoludique contemporain. Par exemple, plusieurs attendent Beyond Two Souls (Quantic Dream) avec une certaine impatience. Toutefois, après avoir fait l’expérience de The Last of Us j’ai maintenant de la difficulté à me ranger parmi ces impatients. J’ai la crainte de voir la dernière production de David Cage (Heavy Rain [2010] et Indigo Prophecy [2005]) tomber, encore (!), dans l’auto et la métaréférence prétentieuse argumentant vouloir faire du cinéma interactif, et cela, appuyé à grand renfort de poids lourds hollywoodiens avec les acteurs Ellen Page et Willem Dafoe, ce que le marketing ne manque pas de rappeler. Bref, allons-nous assister à un simple enchaînement de cinématiques, de pseudo-choix et de QT events (que j’apprécie cela dit, lorsque bien intégrés)? On le saura cet automne. Ce que The Last of Us a à offrir cependant risque fort d’être difficile à égaler en termes d’équilibre vidéoludique et narratif. L’histoire se passe vingt ans après une mystérieuse pandémie qui ravage une grande partie de la population mondiale, laissant les grandes villes du monde désertes, la végétation ayant repris ses droits. On pense à The Road (2009), I Am Legend (2007) et World War Z (2013), et avec raison. Mais The Last of Us, contrairement aux deux dernières adaptations mentionnées, propose un récit dont les tropes du genre zombie (mot jamais utilisé dans l’histoire) ne sont que prétextes pour illustrer les conflits moraux et éthiques auxquels font face nos personnages. Joel, aigre, sans merci pour les siens et amer d’un passé qu’il veut oublier, survit dans une zone de quarantaine en s’adonnant à des activités illégales de contre-bande. Jusqu’au jour où il aura comme « marchandise » une adolescente de 14 ans nommée Ellie, qu’il devra « livrer » à un groupe de résistants nommé Fireflies. Les hordes de clickers, ces infectés par un champignon qui prend racine dans le cerveau, leur mèneront la vie dure lors de leur périple. Toutefois, les humains seront leurs plus imprévisibles opposants.

Le récit proposé est linéaire, certes, mais totalement assumé. La notion de choix, sur le plan narratif, est inexistante. Ce n’est pas Mass Effect, il n’y a qu’une fin, mais quelle fin! Pour un jeu vidéo considéré AAA, une telle fin est plutôt rare et audacieuse. L’ambiguïté caractérise la psychologie des personnages. Pour des raisons aussi de survie… Joel et Ellie se mentent. Durant le jeu, le joueur ne choisit pas, sauf la manière avec laquelle négocier les obstacles, furtivement ou agressivement. Quoique le mode survivor ne laisse d’autres choix que d’opérer en mode furtif le plus souvent possible, les ressources disponibles étant insuffisantes pour avancer de plein front l’arme au poing. Et même le mode normal demande une certaine dose de jugement dans l’utilisation des ressources accumulées. Les scènes de jeu de type survival sont adroitement assemblées et intercalées judicieusement avec les cinématiques. Ces dernières, évidemment, baissent la tension accumulée par le joueur durant les séquences de jeu, mais illustrent également très efficacement comment Ellie et Joel arrivent à vaincre leurs démons intérieurs afin de solidifier leur relation.

Cette relation entre deux personnages vidéoludiques rappelle à certains égards celle de Monkey et Trip dans Enslaved : Odyssey to the West (2010) des studios Ninja Theory – jeu très sous-estimé par ailleurs. Le désir de progresser dans le récit vidéoludique, pour ma part, est avant tout motivé par l’intérêt développé par le scénario et l’intrigue à l’endroit des personnages qui interagissent entre eux, et que nous incarnons durant les séquences de jeu. Pour ceux et celles habitués par les récits du 7ème art, cela semble évident. Or, The Last of Us suscite ce même intérêt que l’on peut avoir à l’endroit de personnages «cinématographiques». La sublime musique composée par Gustavo Santaolalla (Amores Perros [2000], Brokeback Mountain [2005] et Babel [2006]) est une douceur pour les oreilles. Elle ajoute à l’expérience en donnant au récit de Joel et Ellie un sens qui caractérise leurs solitudes et leurs quêtes de l’autre. La guitare acoustique évoquant avec subtilité la perdition dans un monde hostile, où l’humain, isolé, doit justement sacrifier son humanité pour survivre. L’usage de certaines ellipses vers la fin est également intéressant, et sert bien le propos, alimentant la curiosité. On pourrait également parler de montage alterné, toutefois moins systématique qu’une séquence filmant une discussion téléphonique entre deux interlocuteurs dans deux endroits différents. Quand même, l’alternance implique la participation du joueur qui doit à tour de rôle incarner les personnages d’Ellie (A) et de Joel (B) lors d’une séquence qui pourrait ressembler à ceci : A-B-A-B-A. On pourrait sûrement trouver d’autres exemples dans d’autres jeux et comparer l’usage qu’ils font de cette figure de montage que l’on retrouve au cinéma. Toutefois, j’argumenterais que The Last of Us utilise cette figure non pas parce qu’il peut le faire ou bien pour des raisons commodes afin de diversifier le gameplay ou la mécanique ludique, mais bien parce que cela sert le « récit vidéoludique ». Cela sert l’histoire. Au final, les clickers , les runners – récupérant les tropes du genre zombie, les hunters – des humains sans pitié qui pillent et tuent pour survivre, sont tous autant d’antagonistes qui poussent notre duo dans ses derniers retranchements. Mais tout cela n’est que prétexte. Quand le temps est venu de dire la vérité, le mensonge est la meilleure arme pour se protéger.