Compte-rendu du festival Fantasia 2011 (première partie) – Désirs de vengeance dans les films japonais : un cinéma de ressentiment

(Originalement publié le samedi 13 août 2011 sur zoomshow.tv)

Sympathy for Mr. Vengeance

Chaque année, le festival international de films fantastiques Fantasia présente un nombre significatif de films asiatiques, dont la majorité proviennent habituellement du Japon (on compte 22 longs métrages japonais cette année). Proposant des films sortis l’année courante ou précédente, en plus de quelques premières internationales, nord-américaines ou canadiennes, le festival offre à travers sa programmation nippone une variété de genres et de styles (horreur et fantastique évidemment, mais aussi des films historiques, des films d’action, des thrillers, de l’animation, et même des comédies sentimentales). Cette variété permet ainsi d’entrevoir les tendances et les intérêts actuels (sinon les obsessions et les travers) de ce cinéma national. Ce compte-rendu souhaite donc souligner certaines thématiques et certains penchants stylistiques qui se sont manifestés à travers les films japonais présentés au festival cette année.

Si un sujet fut prédominant cette année à Fantasia, en ce qui concerne le cinéma japonais, c’est sans aucun doute le thème de la vengeance.  Suivant l’intérêt du cinéma coréen pour ce trope depuis quelques années, tels que la « trilogie de la vengeance » de Park Chan-Wook (Symptahy for Mr. Vengeance, Old Boy, Lady Vengeance) ou plus récemment le très dur mais excellent I Saw the Devil (Kim Jee-Woon, réalisateur de A Tale of Two Sisters, 2003), c’est au tour des réalisateurs japonais contemporains de se réapproprier le thème. Bien entendu, l’idée de la vengeance n’est pas nouvelle dans le cinéma japonais, elle est ancrée dans les deux principaux genres de ce cinéma, à savoir le film de samouraï et le film de yakuza (gangsters japonais). Néanmoins, lorsqu’elle est traitée dans un contexte contemporain, elle prend une toute autre signification.

Faisant honneur à cette tradition, deux films japonais présentés à Fantasia se sont permis de retourner au genre de prédilection du cinéma japonais de ses débuts jusqu’aux années 70 environ, par des adaptations de classiques du film de samouraï, à savoir 13 Assassins de Takeshi Miike et The Last Ronin de Shigemichi Sugita. Le premier est un remake d’un classique du chanbara (films de combats de samouraï) réalisé en 1962 par Kudo Eiichi, et qui raconte l’histoire de 13 samouraïs engagés par un ministre de la justice pour aller assassiner le frère du shogun, un être sans moral dont le pouvoir pourrait mettre en danger l’équilibre qui règne à l’époque (celle de l’ère Edo, 1603-1867, reconnue comme une période pacifique). La version de Takashi Miike est assez fidèle au film original, avec une construction narrative calquée (excepté à la toute fin) et une gravité du propos. Pour ceux qui connaissent bien son œuvre, le parti-pris classique de Miike pourrait surprendre, étant donné son intérêt habituel pour un cinéma de transgression et de rupture, qui caractérise d’ailleurs une bonne part du cinéma japonais contemporain, mais ce serait en fait oublier la très grande versatilité de ce cinéaste qui semble incapable de se cantonner dans un seul genre. Et d’ailleurs, le film n’est pas complètement exempt de la touche « Miike », avec une violence beaucoup plus explicite et un humour typique de son cinéma, c’est-à-dire parfois grossier, mais toujours satirique.

D’ailleurs, cet humour est davantage poussé à son paroxysme dans un autre titre de Takashi Miike présenté cette année, Ninja Kids!!!, un film pour enfants plutôt inégal et parfois déroutant (il s’adresse principalement à un public pour enfants japonais), mais qui manifeste très bien l’humour irrévérencieux qu’apprécie Miike, principalement dans sa satire d’éléments culturels japonais (surtout le ninjutsu et autres arts martiaux traditionnels). De plus, Miike s’amuse à parodier quelques incontournables de la culture populaire, en particulier Harry Potter, avec comme personnage principal un enfant à lunettes entré à l’académie des ninjas, comme son père, et qui se retrouvera malgré lui au cœur de luttes qui le feront grandir, le tout dans un humour bon enfant.

The Last Ronin est l’adaptation libre d’un récit classique important de la culture japonaise, celui des « 47 Ronins » (Chushingura), racontant l’histoire véridique d’un groupe de ronins (samouraïs sans maîtres) de la période Edo qui décident de venger leur maître contraint à se faire harakiri pour avoir attaqué (afin de défendre son honneur) un protégé du shogun. À la base une pièce du théâtre traditionnel japonais, le récit est demeuré avec le temps un favori du public, et il fut repris à plusieurs reprises au cinéma, les adaptations les plus connues étant celles de Kenji Mizoguchi, datant de 1941-1942, de Hiroshi Inagaki en 1962, et de Kon Ichikawa en 1994. Dans The Last Ronin, le réalisateur a voulu proposer une fin alternative à cette histoire, alors qu’un des ronins (interprété par Yakusho Kôji, également le rôle principal dans 13 Assassins) eut comme ordre de son maître de s’occuper de l’enfant (illégitime) du chef du clan. Encore une fois, nous avons affaire à un film très classique dans sa facture, mais où la gravité du propos cède le pas au mélodrame, rappelant davantage les œuvres humanistes et élégiaques de Yoji Yamada (Twilight Samurai, The Hidden Blade et Love and Honor), ou les autres films de samuraï récents tels que Après la pluie/After the Rain (Takashi Koizumi, 1998) et The Sea is Watching (Kei Kumai, 2002), tous deux tirés de scénarios d’Akira Kurosawa, qui relancèrent le genre au Japon au début des années 2000.

Le thème de la vengeance apparaît également dans un tout autre contexte, celui contemporain (démontrant d’ailleurs très bien la continuelle dualité du cinéma japonais entre les genres du jidai-geki, le film d’époque, et le gendai-geki, le film à sujet contemporain, qui prévaut depuis les débuts de l’histoire du cinéma japonais).

Un des films les plus intéressants à cet égard fut sans doute Birthright, de Naoki Hashimoto, une œuvre plutôt marginale dans le cadre de ce festival. Ce film, très dur et prenant, s’intéresse tout autant au thème de la vengeance, mais dans un traitement nullement sanglant, entièrement fondé sur la profondeur psychologique des personnages. C’est un film au rythme très lent, avec une superbe photographie et un montage très efficace, comprenant parfois des transitions surprenantes (par exemple par l’utilisation d’un rack-focus pour montrer le passage de l’enfance à l’adolescence du personnage principal). La qualité du travail cinématographique est d’autant plus surprenante que c’est une première oeuvre pour le réalisateur, qui avouera lors de la période de questions après la projection ne pas être un cinéphile et même de ne pratiquement jamais regarder de films. Cependant, sa connaissance de la grammaire cinématographique est explicable plutôt par le fait qu’il travaille depuis plus de 20 ans dans l’industrie cinématographique comme producteur (All About Lily Chou-Chou de Shunji Iwai) et assistant-réalisateur (Tony Takitani de Jun Ichikawa). Ce film représentait donc pour lui un défi, celui de prouver qu’il était encore possible de faire du cinéma substantiel au Japon aujourd’hui. On peut dire que le pari fut en grande partie réussi.

Un autre défi cinématographique fut celui de Takahisa Zeze, qui prépara pendant 5 ans le film-fleuve de 4h40, Heaven’s Story. Encore une fois basé sur le thème de la vengeance, le film se situe néanmoins dans un registre différent que Birthright, troquant le thriller et le suspense pour le drame existentiel, et au final une plus grande richesse narrative et profondeur psychologique (la longueur du film aidant à ce développement).  Le résultat n’est pas sans rappeler le Eureka de Shinji Aoyama, présenté au FNC (Festival du nouveau cinéma) au début des années 2000, non seulement dans sa longueur, mais aussi dans son ambition, son sujet scabreux, et sa critique de la société japonaise contemporaine. Par son rythme lent, où la caméra à l’épaule, tremblante, colle aux personnages, le film souligne le passage du temps (et des saisons, alors que le réalisateur fait contraster le printemps des cerisiers en fleurs aux paysages enneigés du nord du Japon), et marque le caractère éphémère des choses et de la vie, concept nommé mujô en japonais qui est très important dans la culture nippone et qui provient de la tradition bouddhiste (l’impermanence des choses). À travers le désir de vengeance des protagonistes, le film pose quelques questions essentielles : est-ce que l’acte de représailles permet d’assouvir son désir de vengeance ? Peut-on vivre heureux avec une soif de vengeance qui nous assaille ?  C’est d’ailleurs ce tiraillement qui semble être la matière principale du film, accompagné par son désir d’oublier (cette vengeance) pour fonder une nouvelle vie. Mais c’est aussi l’oubli de la vie elle-même (avec le personnage de la marionnettiste souffrant d’Alzheimer), ou l’oubli de vivre tout simplement. Le jeune meurtrier qui brise la vie d’un père en assassinant sa femme et son bébé annonce à la télévision au moment de son arrestation qu’il souhaite seulement ne pas être oublié par ceux qui ne sont pas encore nés. Le film se termine d’ailleurs par une naissance, alors que la chanson qui accompagne la fin souligne qu’un bébé naît en même temps qu’un être humain meurt. Comme les saisons, la vie est cyclique. Le prix Séquences qui lui fut attribué « pour sa densité des thèmes universels abordés, pour son approche singulière sur le motif de la vengeance et pour sa mise en scène structurée et son soin apporté à l’image » est donc fort bien mérité.

Tout comme  Takahisa Zeze, Hisayasu Sato est un réalisateur qui provient de l’industrie pornographique japonaise. Et lui aussi depuis quelques années a décidé de délaisser le genre pour s’attarder à un cinéma plus conventionnel. Néanmoins, si Love & Loathing & Lulu & Ayano ne s’insère pas dans le genre porno, le réalisateur ne délaisse tout de même pas ce sujet, alors qu’il nous propose une réflexion sur le métier, principalement sur la manière dont les actrices se font recrutés et contrôlés, s’apparentant à celle d’une secte. Mais au-delà de la dureté du propos, le film se veut également une belle histoire d’amitié entre deux jeunes femmes en quête de bonheur. La performance de l’actrice principale, Norie Yasui, fut d’ailleurs soulignée par le prix de la meilleure actrice.

La seconde partie est vouée au cinéma excentrique japonais.